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sente moins le besoin de connaître ce dont il ne voit pas l’utilité actuelle ; cherchez-en un seul qui subordonne plus volontiers ses libres et vigoureuses facultés à cette utilité, un seul pour lequel ce qui a été pensé ailleurs ait moins de valeur et de poids. Prenez les écrivains anglais depuis soixante-dix ans : assurément il y en a beaucoup qui ont cherché et exprimé le vrai ; mais combien y en a-t-il qui n’avaient pas de raisons de parti pour le chercher et l’exprimer ? Ont-ils souvent revendiqué un droit de la pensée sans courir aussitôt à la pratique ? Quand on travaille autant que le peuple anglais, on n’a pas le temps de penser, ou plutôt un tel peuple pense en agissant, et sa pensée, c’est de l’action. Dans le cercle même de la critique littéraire, ne parlons pas des influences de parti, propres à donner tant d’entorses à la vérité ; que faisaient les maîtres, les Jeffrey et les Macaulay ? Certes nul ne peut se flatter d’avoir des connaissances plus vastes surtout que le second ; mais ces connaissances servaient-elles à étendre, à élargir l’intelligence publique, ou bien à plaider une cause et à faire triompher une opinion ? Connaître était-il vraiment le but de ces critiques considérables, ou bien juger n’était-il pas leur occupation constante ? On ne peut lire quelques pages de l’un ou de l’autre sans y trouver un débat institué, un vrai tribunal à l’anglaise, avec le public pour juge muet, et une sorte de discussion d’avocats où l’accusation et la défense sont entendues, les moyens examinés, les précédens rappelés, l’arrêt prononcé.

L’esprit anglais est peu ouvert à la critique, surtout depuis le commencement de ce siècle. Le retour si marqué vers les modèles du siècle d’Elisabeth et vers la renaissance a remis en faveur les libres fantaisies, et donné aux lettres anglaises un regain de jeunesse, mais avec une sorte d’incapacité de se mûrir. La révolution, cette invasion violente des idées dans le monde de l’action, a remué les intelligences partout, excepté, pour ainsi dire, en Angleterre, et ce peuple d’action contenue, mais constante, médiocrement ami des idées, n’a pas seulement profité, il a triomphé de nos fautes, et de très bonne foi. « Vous voyez bien qu’on ne fait pas de bonne politique avec des idées ! » voilà ce que les Anglais n’ont cessé de crier au monde depuis 1789. Ont-ils tort ? ont-ils raison ? Ce n’est pas notre sujet ; mais ce qui est certain, c’est que la porte n’était pas ouverte à deux battans aux idées, et que la révolution l’a fait fermer à double tour, au moins durant le premier quart de ce siècle. L’ébranlement donné au monde par le fait immense de 1789 a pu réveiller l’imagination, non l’intelligence anglaise. Tout ce qu’il y a eu d’esprits puissans a été poète, et, chose remarquable, ces poètes, dont quelques-uns auraient été d’excellens critiques, ont