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privilège de ce genre ; mais, grâce à notre centralisation littéraire, grâce surtout à l’empire de l’Académie, l’urbanité française, l’atticisme, est répandu dans tout le pays. Est-ce à Londres, est-ce à Oxford et à Cambridge qu’on peut trouver l’urbanité, l’atticisme anglais ? Ou bien faut-il penser que les Anglais apportent dans leur manière de parler et d’écrire quelques-unes de leurs habitudes contraires à la centralité ? Leur langue est-elle jalouse d’une sorte de local government ou de liberté provinciale comme leur administration ?

M. Matthew Arnold, dont nous résumons ici les doutes, indique des provincialismes de tout genre dans les écrivains de sa nation. Entendons-nous : la langue anglaise a l’unité désirable, et pour ne désigner qu’un dictionnaire, le plus célèbre de tous, le monument de Samuel Johnson, a une autorité qui approche de celle du Dictionnaire de l’Académie[1]. Toutefois, si la langue a des lois écrites, la littérature n’a pas de centre, point de capitale ; tout y est province. De là tant de provincialismes. Celui de la poésie dans la prose est commun à de grands écrivains, tels que Jeremy Taylor, chapelain de Charles Ier, le Spenser des théologiens anglais, et Burke, l’adversaire de notre révolution ; tous les deux auraient reçu des anciens le nom d’orateurs asiatiques. Addison au contraire, le plus attique des Anglais par sa langue et son style, trébuche souvent dans le provincialisme du lieu commun. De même, avec sa critique un peu subtile, mais solide jusqu’en ses analyses les plus pénétrantes, M. Arnold trouve la marque du provincialisme dans les écrivains contemporains les plus vantés : celui-ci a le provincialisme de la fantaisie, cet autre de l’idée fixe, un troisième de la bonne ou de la mauvaise humeur. Il y a longtemps qu’un humoriste anglais a observé le phénomène du dada dans ses concitoyens, et l’humour elle-même, qui ne tient aucun compte de la règle et des conventions, doit toutes ses grâces et tous ses défauts à l’esprit de provincialisme.

L’auteur des Essays in criticism fait de curieuses comparaisons d’Anglais à Français : par exemple, entre certaines brutalités de plume de M. Palgrave et la sévérité calme de Gustave Planche, entre le bon goût de M. Thiers, tout au plus susceptible de quelques fumées patriotiques, et le chauvinisme de M. Kinglake, faisant du maréchal Saint-Arnaud un petit garçon « qui reçoit tête basse les reproches de lord Raglan ou qui s’incline devant le front olympien de

  1. Lord Chesterfield l’annonça en disant que, l’Angleterre littéraire étant une république privée même d’un sénat, il convenait d’en nommer Johnson le dictateur. — The World, n° 100.