Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 62.djvu/780

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du baron d’Estrigaud, et qui, dégoûtée promptement de ces escapades, va secouer les souvenirs de la vie parisienne au grand soleil de l’Italie, dans son château du lac de Côme. Ces gens-là sont trop heureux, ils sont trop peu atteints et trop vite guéris pour exprimer la pensée de la pièce. La vraie contagion, c’est celle qui met en péril les forces vives de la France nouvelle, celle qui entame la bourgeoisie à tous ses degrés, c’est-à-dire la nation même, celle qui pousse le ménage laborieux à l’imitation des aventuriers de haut bord, celle qui fait qu’on escompte l’avenir, qu’on l’engage, qu’on le dévore, si bien que pour une grande part de la société contemporaine les apparences de prospérité ne font que dissimuler l’abîme. N’y avait-il pas là un sujet digne de l’audacieuse franchise de M. Augier ? n’était-ce pas un moyen de répondre aux promesses du titre ? Il est fâcheux pour un poète comique de provoquer l’imagination du spectateur et de ne la contenter qu’à demi.

J’adresserai les mêmes éloges et aussi les mêmes critiques à ce que j’ai appelé le troisième sujet de ce long scenario. L’arrivée du jeune ingénieur André Lagarde et de sa sœur au milieu de cette famille que menace la contagion est un épisode plein de grâce ; les scènes où l’ingénuité d’Aline déconcerte les fanfaronnades de Lucien ont un parfum d’honnêteté que l’âme respire avec joie ; on est heureux de voir ce que pourrait faire M. Augier, s’il voulait peindre l’humanité saine et vigoureuse en face de l’humanité corrompue. Et cependant l’action des vices à la mode sur l’âme du stoïcien n’est-elle pas exposée d’une manière inacceptable ? Quoi ! les choses se passent si brusquement ! Une soirée avec des roués et des courtisanes a suffi pour désarmer un tel cœur ! Qu’on fasse une large part aux conventions de la scène, à la nécessité d’aller vite, aux lois impérieuses du raccourci, que cette soirée ne soit pas une soirée unique, mais représente tout un tourbillon de plaisirs, que l’homme de labeur austère ait trempé ses lèvres plus d’une fois à ces coupes empoisonnées, je dirai toujours : Quoi ! le stoïcien a charge d’âme ; il a une sœur à défendre, et ce devoir si doux ne le défend pas lui-même contre la contagion ! Si peu qu’il y ait cédé, c’est trop. L’auteur a si bien senti cela, qu’il laisse à peine effleurer son héros par les souillures de ce monde interlope ; mais voyez alors quelles contradictions ! Ou bien l’austère Lagarde a gaspillé une bonne part de son temps avec les corrupteurs, et dans ce cas-là que devient son stoïcisme ? ou bien sa faute se réduit à un oubli d’une heure, à une ivresse d’un moment, et dès lors pourquoi les coups de tonnerre ? Les éclats par lesquels se termine le quatrième acte, malgré l’art qui les amène et l’effet qui les justifie, ne sont-ils pas en disproportion avec l’erreur commise ? En un mot, tout cela est un peu décousu, un peu incohérent. Il y avait là un sujet dont M. Augier aurait tiré un bien meilleur parti, si, en le traitant d’une façon épisodique, il n’avait été obligé de précipiter les choses.

C’est pour avoir essayé de fondre deux ou trois comédies en une seule que M. Emile Augier a failli compromettre le succès d’une œuvre où