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jadis un Athénien ou un Corinthien, sans autre maître que lui-même, parmi des concitoyens et des égaux. Dès l’origine, pendant deux siècles et demi, chaque îlot nomme un tribun, sorte de maire renouvelable tous les ans, responsable devant l’assemblée générale de toutes les îles. Les premiers chroniqueurs rapportent que partout les alimens, les habitations sont semblables. Au VIe siècle, Cassiodore dit que chez eux « le pauvre est l’égal du riche, que leurs maisons sont uniformes, qu’il n’y a point de différences entre eux, point de jalousies. » On voit reparaître une image des sobres et actives démocraties grecques. Quand en 697 ils se donnent un doge, leur liberté n’en devient que plus orageuse. Il y a des rixes entre les familles, des coups de main dans les assemblées. Si le doge devient tyran et veut perpétuer sa dignité dans sa famille, on le chasse, on le fait moine, on lui crève les yeux, on le massacre, selon l’usage des cités antiques. En 1172, sur cinquante doges, dix-neuf avaient été tués, bannis, mutilés ou déposés. La cité a son dieu local, sorte de Jupiter Capitolin ou d’Athéné Poliade : d’abord saint Théodore avec son crocodile, puis saint Marc avec son lion ailé, et le corps de l’apôtre, rapporté par ruse d’Alexandrie, protège et sanctifie le sol de la patrie, comme jadis Œdipe, enterré à Colone, sanctifiait et protégeait Athènes. L’esprit public est aussi fort qu’au temps de Miltiade et de Cimon. Urseolo Ier a fondé un hôpital à ses frais, rebâti le palais et l’église de Saint-Marc de son propre argent. Son fils Urseolo II laisse les deux tiers de son bien à l’état et le reste à sa famille. Voilà donc une seconde pousse de l’olivier antique, verte et jeune, au milieu de l’hiver féodal. Par la forme de son état et par les bornes de sa religion, par ses habitudes et par ses sentimens, par ses périls et ses entreprises, par les aiguillons qui le pressent et les conceptions qui le guident, l’homme se trouve une seconde fois lancé dans la carrière que les autres sociétés humaines avaient abandonnée pour toujours.

Nous ne comprenons plus la force avec laquelle ils couraient dans ce champ fermé, nous ne voyons plus les énergies que développaient les associations bornées. Nous sommes perdus dans un état trop grand ; nous n’imaginons pas les provocations incessantes au courage et à l’initiative que comportait la société réduite à une ville, nous ne soupçonnons plus les ressources d’invention, les élans de patriotisme, les trésors de génie, les merveilles de dévouement, le magnifique développement des puissances et des générosités humaines que l’individu atteint lorsqu’il se meut dans un cercle proportionné à ses facultés et approprié à son action. Quoi de plus rare aujourd’hui que de sentir, étant citoyen, qu’on appartient à la patrie ! Il faut qu’elle soit en danger, et cela arrive une fois par