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genre de vie n’y comprennent rien et n’en rapportent que du scandale. La manière d’y envisager les choses y est aussi païenne qu’au temps de Polybe ; c’est que jamais les préoccupations morales et l’idée germanique du devoir n’y ont pu prendre pied. Au temps de la réforme, un écrivain déclarait déjà « n’avoir pas connu un seul Vénitien qui fût partisan de Luther, Calvin et autres ; tous suivent les doctrines d’Épicure et de Cremonini, son interprète, premier professeur de philosophie à Padoue, lequel affirme que notre âme est engendrée comme celle de l’animal brut par la vertu de la semence, et que partant elle est mortelle Et parmi les partisans de cette doctrine on trouve l’élite de la cité, en particulier ceux qui ont la main dans le gouvernement[1]. » A vrai dire, ils ne se sont jamais préoccupés de religion que pour réprimer le pape : théorie et pratique, idées et instincts, ils ont hérité des mœurs et de l’esprit antiques, et leur christianisme n’est qu’un nom. Comme les anciens, ils ont été d’abord héros et artistes, puis voluptueux et dilettantes : dans l’un comme dans l’autre cas, ils ont réduit, comme les anciens, la vie au présent.

Au XVIIIe siècle, on pourrait les comparer à ces Thébains de la décadence qui s’associaient pour manger leurs biens en commun et léguaient en mourant le reste de leur fortune aux survivans de leurs banquets. Le carnaval dure six mois ; tout le monde, même les prêtres, le gardien des capucins, le nonce, les petits enfans, les gens qui vont au marché portent le masque. On voit passer des procession de gens déguisés, arlequins, costumes de théâtre, de Français, d’avocats, de gondoliers, de Calabrais, de soldats espagnols, avec des danses et des instrumens de musique ; le peuple les suit, applaudit ou siffle. Liberté entière ; prince ou artisan, tout le monde est égal ; chacun peut apostropher un masque. Des pyramides d’hommes font « des tableaux de force » sur les places ; des arlequins en plein vent jouent des parades. Sept théâtres sont ouverts. Des improvisateurs déclament, et les comédiens improvisent des scènes plaisantes. « Point de ville où la licence règne plus souverainement[2]. » Le président Des Brosses y compte deux fois autant de courtisanes qu’à Paris, toutes d’une douceur et d’une politesse charmante, quelques-unes du plus grand ton. « Au temps du carnaval, il y a sous les arcades des Procuraties autant de femmes couchées que debout. Dernièrement on a arrêté cinq cents courtiers d’amour. » Jugez du trafic ; l’opinion le favorise ; un noble fait venir sa maîtresse en

  1. Discorso aristocratico, cité par Daru, t. IV, p. 171.
  2. Voyez les peintures du carnaval par Tiepolo, les mémoires de Gozzi, Goldoni, Casanova, le voyage du président Des Brosses, et surtout les quatre volumes allemands de Maier, 1795 ; — au XVIIe siècle, Amelor de La Houssaye, Saint-Didier, etc.