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L’Alboni, la Borghi, mais d’artiste. Elle chantait, jouait, mimait, marchait le rôle, vivait le personnage. M. Roger, lui aussi, a laissé là des souvenirs qui ne s’effaceront pas. Le rôle de Jean de Leyde fut, avec le Raoul des Huguenots, son meilleur cheval de bataille. Il disait toute la partie naïve, surtout la romance du second acte, avec une simplicité parfaite, et comme mime il excellait. La manière dont il composait la grande scène de la cathédrale fut vraiment remarquable. Je l’aimais moins dans la phrase de l’autre finale : Dieu du ciel et des anges, qu’il récitait d’un air d’emphase et en tragédien français de l’école de Larive. Parmi tant de ténors que j’ai, en France, à l’étranger, entendus dans le Prophète, je n’en ai rencontré qu’un seul, le Viennois Ander, qui se soit vraiment rendu compte de la situation : scène et phrase, il prenait, lui, tout autrement, donnait moins à la pompe extérieure et plus au délire contenu, à la furie concentrée du mystagogue. Lorsque vers la fin de cette sublime période musicale il arrivait à ces mots : Comme David ton serviteur, au lieu de triompher magnifiquement, d’ouvrir les bras à grand tapage et de se hausser sur ses talons, alla militare, il inclinait son front dans la poussière, s’humiliait dans l’attitude du recueillement le plus profond. Quant à l’exécution instrumentale, il faut avoir entendu à Kärthner-Thor les bandes autrichiennes attaquer la fameuse marche pour savoir quelle différence existe entre l’art qui s’apprend dans les conservatoires et ce don inné de la sonorité, cette faculté merveilleusement instinctive que ces gens-là possèdent ! L’embouchure, l’instinct jouent ici un tel rôle, que proclamer la supériorité de ces exécutans n’est point porter atteinte à la valeur des autres. A l’Opéra, je me hâte de le dire, ce côté de la mise en scène ne laisse d’ailleurs rien à désirer. C’est parfait, tandis qu’à Vienne c’est foudroyant ! Quelle sûreté d’intonation, quelle justesse imperturbable, quel don inoui d’attaquer la note, de tempérer le son ! Ces musiciens, pris séparément, n’exécuteraient peut-être pas des variations comme M. Vivier ; mais, groupés en masse dans leur orchestre, ils font ce que tous les coryphées les plus célèbres ne sauraient jamais faire, et dans certains passages des chefs-d’œuvre de Weber et de Meyerbeer ils sont incomparables.

Avouons-le, cette reprise du Prophète à l’Opéra n’a pas été des plus heureuses. Nombre de gens en ont voulu à l’administration d’avoir mis en avant M. Gueymard dans un rôle que trop de raisons semblaient désormais lui interdire. A quoi l’administration pouvait répondre qu’elle mettait en avant M. Gueymard par ce motif fort plausible et fort naturel, qu’en fait de ténor elle n’en avait pas d’autre : argument plein de justesse, qui à son tour peut être rétorqué, car s’il n’y a rien de plus facile que de ne pas écrire une tragédie en cinq actes, rien au monde n’était plus simple que de ne pas monter le Prophète en cette circonstance. Quoi qu’il en soit, de regrettables incidens ont eu lieu. Après le finale du troisième acte, comme le rideau se baissait sur cette solennelle péroraison dont je