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grand seigneur, Marco Trifone Gabriello juge que la glorieuse cité doit sa prospérité à son gouvernement aristocratique, et « que la fermeture du conseil l’a fait croître jusqu’à une grandeur qu’elle n’avait point atteinte auparavant. » Selon lui, les citoyens exclus du vote n’étaient que de petites gens, des bateliers, des sujets, des domestiques. Si quelques-uns par la suite sont devenus riches et importans, c’est par la tolérance de l’état, qui les a recueillis sous sa protection ; aujourd’hui encore ce sont des protégés, ils n’ont pas de droits ; cliens et plébéiens, ils sont trop heureux du patronage qu’on leur accorde. Les seuls maîtres légitimes « sont les trois mille gentilshommes, seigneurs de la cité et de tout l’état sur terre et sur mer. » L’état leur appartient ; comme autrefois les patriciens de Rome, ils sont propriétaires de la chose publique, et la sagesse de leur commandement vient confirmer la solidité de leur droit. Là-dessus, le magnifico décrit, avec une complaisance patriotique, l’économie de la constitution et les ressources de la cité, l’ordre des pouvoirs et l’élection des magistrats, les quinze cent mille écus du revenu public, les forteresses nouvelles de la terre ferme et les armemens de l’arsenal. A sa gravité, à sa fierté, à la noblesse de son discours, on le prendrait pour un citoyen antique. En effet, ses amis le comparent à Atticus ; mais il décline ce nom par courtoisie et déclare que si, comme Atticus, il s’est écarté des affaires, c’est par un motif différent, tout honorable à sa ville, puisque la retraite d’Atticus avait pour excuse l’impuissance des bons citoyens et la décadence de Rome, tandis que la sienne est autorisée par la surabondance des hommes capables et par la prospérité de Venise. Ainsi se développe l’entretien en politesses nobles, en belles périodes, en raisonnemens solides ; il a pour théâtre l’appartement de Bembo à Padoue, et le lecteur imagine ces hautes salles de la renaissance, décorées de bustes, de manuscrits et de vases, où l’on retrouvait les grandeurs du paganisme et du patriotisme antiques avec l’éloquence, le purisme et l’urbanité de Cicéron.

Comment nos magnifici s’amusent-ils ? Il y en a de graves, je veux bien le croire ; mais le ton régnant à Venise n’est pas celui de la sévérité. En ce moment, le personnage le plus en vue est l’Arétin, un fils de courtisane, né à l’hôpital, parasite de métier et professeur de chantage, qui, à force de calomnies et d’adulations, de sonnets luxurieux et de dialogues obscènes, devient l’arbitre des renommées, extorque soixante-dix mille écus aux grands de l’Europe, s’intitule « le fléau des princes, » et fait passer son style enflé et mollasse pour une des merveilles de l’esprit humain. Il n’a rien, et vit en seigneur de l’argent qu’on lui donne ou des cadeaux qui pleurent chez lui. Dès le matin, dans son palais du Grand-Canal,