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dernière fois la main de son maître, la Madeleine ouvrant les bras pousse un grand cri. On dirait d’une tragédie païenne ; l’artiste s’est dégagé du chrétien, et n’est plus qu’artiste. C’est là toute l’histoire du XVIe siècle, à Venise comme ailleurs ; mais chez Titien cette transformation n’a guère tardé. Une vaste peinture de sa jeunesse, la Présentation de la Vierge, montre avec quelle hardiesse et quelle aisance il entre presque dès les premiers pas de son génie dans la carrière qu’il fournira jusqu’au bout. Tandis que les Florentins, élevés par des orfèvres, concentrent la peinture dans l’imitation du corps individuelles Vénitiens, livrés à eux-mêmes, l’élargissent jusqu’à y embrasser la nature entière. Ce n’est pas un homme ou un groupe qu’ils aperçoivent, c’est une scène, cinq ou six groupes complets, des architectures, des lointains, un ciel, un paysage, bref un fragment complet de la vie ; ici cinquante personnages, trois palais, la façade d’un temple, un portique, un obélisque, des plans de collines, d’arbres, de montagnes, et des bancs de nuages superposés dans l’air. Au sommet d’un énorme escalier grisâtre se tiennent les prêtres et le grand-pontife. Cependant, au milieu des gradins, la petite fillette, bleue dans une auréole blonde, monte en relevant sa robe ; elle n’a rien de sublime, elle est prise sur le vif, ses bonnes petites joues sont rondes ; elle lève sa main vers le grand-prêtre, comme pour prendre garde et lui demander ce qu’il veut d’elle ; c’est vraiment une enfant, elle n’a point encore de pensée ; Titien en trouvait de pareilles au catéchisme. On voit que la nature lui plaît, que la vie lui suffit, qu’il ne cherche pas au-delà, que la poésie des choses réelles lui paraît assez grande. Au premier plan, en face du spectateur, sur le bas de l’escalier, il a posé une vieille grognonne en robe bleue et capuchon blanc, vraie villageoise qui vient faire son marché à la ville, et garde auprès d’elle son panier d’œufs et de poulets. Un Flamand ne risquerait pas davantage ; mais tout près de là, sous les herbes pendantes qui se sont accrochées aux gradins, est un buste de statue antique. Une superbe procession de femmes et d’hommes en longs vêtemens se développe au bas des marches ; les arcades arrondies, les colonnes corinthiennes, les statues, les corniches, décorent magnifiquement les façades des palais. On se sent dans une ville réelle, peuplée de bourgeois et de paysans, où l’on exerce des métiers, où l’on accomplit ses dévotions, mais ornée d’antiquités, grandiose de structure, parée par les arts, illuminée par le soleil, assise dans le plus noble et le plus riche des paysages. Plus méditatifs, plus détachés des choses, les Florentins créent un monde idéal et abstrait par-delà le nôtre ; plus spontané, plus heureux, Titien aime notre monde, le comprend, s’y enferme, et le reproduit en l’embellissant sans le refondre ni le supprimer.