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pour supporter sans se détraquer ce choc électrique, l’homme, comme Luther, Bunyan, saint Ignace, saint Paul et, tous les grands visionnaires, accomplit des œuvres qui dépassent le pouvoir humain. Tel est l’accès de l’imagination créatrice chez les grands artistes ; avec des contre-poids moindres, il a été aussi fort chez Tintoret que chez les plus grands. Si on conçoit bien cet état involontaire et extraordinaire, dans un tempérament tragique comme le sien et sur des sens de coloriste comme les siens, on en voit dériver le reste.

Il ne choisit pas, sa vision s’impose à lui ; une scène imaginaire lui apparaît comme réelle ; d’un élan, à l’instant, il la copie avec ses bizarreries, son imprévu, son énormité, son fourmillement ; il découpe un morceau de la nature et le transporte sur la toile tel quel, avec l’imprévu et la puissance de la création spontanée qui ne connaît ni les combinaisons ni le tâtonnement. Ce ne sont pas deux ou trois personnages qu’il peint, c’est une scène, un fragment de la vie, tout un paysage et toute une architecture peuplée. Ses Noces de Cana sont une gigantesque salle à manger complète, plafonds, fenêtres, portes, planchers, domestiques, sortie sur les offices, tous les convives sur deux files autour de la table qui s’enfonce, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, en sorte qu’on ne voit que deux rangées de têtes comme deux alignemens d’arbres dans une allée, et tout au bout le Christ, petit, effacé, à cause de la multitude et de la distance. Sa Piscine probatique à la scuola de Saint-Roch est un hôpital : femmes demi-nues étendues sur un drap qu’on relève, d’autres couchées les jambes et les seins nus, l’une dans un baquet, toute dépouillée, et le Christ au milieu d’elles parmi les lièvres et les ulcères. Sa Manne dans le désert est un campement de peuple avec tous les accidens de la vie, toutes les diversités du paysage, toutes les grandeurs des lointains illimités : ici un chameau avec son conducteur, là un homme près d’une table avec un pilon, ailleurs deux femmes qui lavent, une autre jeune femme attentive qui se penche pour raccommoder une corbeille, d’autres assises auprès d’un arbre, d’autres qui tournent un dévidoir ou apprêtent des linges pour recueillir la manne, un grand vieillard drapé qui consulte avec Moïse. Par ses excès comme par son génie, il déborde hors de son siècle et va rejoindre le nôtre. Ses tableaux semblent des illustrations, seulement il fait sur quarante pieds de long, avec des personnages grands comme nature, ce que nous tâchons de faire sur un pied de long avec des personnages grands comme le doigt. La vie générale des choses le préoccupe plus que la vie particulière d’un corps ; il sort des règles pittoresques et plastiques, il subordonne le personnage à l’ensemble et les parties à l’effet. Ce