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neutralité telle qu’elle apparaît, privée encore de toute explication gouvernementale. Elle ne rassure point parce qu’on n’y croit point. Elle part d’une intention sincère, nous le voulons bien ; mais une bonne intention, quand elle n’est pas conforme à la nature des choses, ne garantit rien. Notre neutralité a le sort de ces vérités infortunées qui n’ont pas le don de persuader parce qu’elles ne sont pas vraisemblables. Pour que M. de Bismark reculât, il faudrait qu’il fût abandonné par l’Italie ; pour que l’Italie renonçât à l’alliance prussienne, il faudrait qu’elle fût absolument convaincue de l’immuable neutralité de la France. Or comment pourrait-on lui inspirer une telle conviction ? Si des faits apparens étaient nécessaires, nous n’en voyons qu’un seul qui pût opérer ce miracle : c’est que la levée de cent mille hommes qui va être demandée à la chambre fût réduite à quatre-vingt ou à soixante. Or au point où les choses sont arrivées, quand il serait en notre pouvoir d’user de ce moyen pour donner cette conviction à l’Italie, nous refuserions, quant à nous, de nous en servir. Nous non plus, sans nier la neutralité d’intention, celle du passé, nous ne pouvons croire à la neutralité de fait, celle de l’avenir, car celle-là ne dépend point de la volonté de la France et de son gouvernement ; elle dépend des événemens, et nous ne voudrions point laisser la France désarmée à la merci d’événemens qui peuvent menacer ses plus vitaux intérêts.

Parmi les contradictions qui obscurcissent cette crise, la plus étrange et la plus grave à nos yeux est celle qui résulte de l’alliance de la Prusse et de l’Italie. Si l’on suppose que la guerre éclate et qu’elle soit favorable à l’alliance, les résultats en affecteront la France d’une façon toute contraire. La double conséquence sera l’agrandissement de l’Italie et l’agrandissement de la Prusse. Le profit de l’Italie serait accepté volontiers par le sentiment français, puisqu’il achèverait par l’annexion de la Vénétie l’unité de la nation italienne et la configuration géographique du nouveau royaume. Le succès de la Prusse blesserait infailliblement au contraire les intérêts et les sentimens français. Il n’est pas dans la nature du système prussien, s’il conquiert la prépondérance sur l’Allemagne, de laisser la confédération subsister avec ce relâchement des liens politiques entre les divers états qui rendait peu offensive autrefois l’organisation du saint-empire ou de nos jours l’action du pacte fédéral. M. de Bismark, vainqueur, accroîtrait les territoires prussiens, et absorberait dans l’action militaire et extérieure de la Prusse les petits états, auxquels il consentirait à conserver provisoirement une sorte d’indépendance politique intérieure. Il y aurait là un changement d’équilibre politique très menaçant pour la paix future de la France, très dangereux pour notre sécurité permanente. A aucune époque de notre histoire, la France n’aurait toléré l’agglomération d’une telle puissance entre les mains d’un gouvernement essentiellement militaire, et qui depuis un siècle a donné tant de témoignages d’inquiète ambition. Nous ne cesserons de répéter que les défiances ressenties par nous contre une