Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/286

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
282
REVUE DES DEUX MONDES.

— Non, non, dit Lescalopier, non, madame, vous ne le verrez point.

— Jusque dans l’agonie, reprit la marquise, quand j’étais à mon tour assise à son chevet, elle me tenait la main serrée dans la sienne à demi glacée déjà. De temps en temps elle se ranimait pour me dire : N’oubliez pas,., n’oubliez pas que c’est par accident, comme ses pères, qu’il est mort !…

— Madame, lit M. de Bochardière tout bas, vous voyez bien qu’elle le croyait.

Mais l’abbé de Gourio ne put s’empêcher de secouer la tête.

— Mon Dieu, mon Dieu ! s’écria la marquise en se redressant tout à coup, il y a de cela trente-trois ans !

— Écoutez-moi, continua— t-elle. Un seul de mes parens me conseilla bien. Il me dit : Prenez l’enfant qui vient de vous naître, fuyez avec lui cette maison maudite, fuyez, changez de nom ; il faut désarmer la fatalité par un grand sacrifice. Renoncez à la gloire de porter ce beau nom de Croix-de-Vie. Que celui qui en est l’héritier l’ignore à jamais ; allez à l’autre bout du monde. Sauvez votre fils de l’horreur de cette légende, sauvez-le du vertige des souvenirs !…

— Je le sais, dit l’abbé de Gourio, c’était le baron de Lédignan, votre cousin-germain, madame.

— Ah ! M. de Lédignan était jeune, lui, c’était un cœur prompt, hardi et fort ; il n’avait point les préjugés qui tueront celui qui veille là-haut, songeant à l’horrible légende. Hélas ! comme ces mots se vérifient, le vertige des souvenirs ! Mais ce généreux conseil n’éveilla qu’un cri d’indignation parmi tous mes proches. Renoncer à porter notre nom ! n’est-il pas vrai, l’abbé, qu’il vaut mieux en mourir ? Au moins aurais-je pu m’éloigner pour un temps de cette cruelle maison, le domaine des ombres ; on me le défendit. Est-ce qu’un gentilhomme ne doit pas grandir et vivre au berceau de sa race ? Et comme je ne sentais point cela, on me demandait d’où je venais, où j’étais née. L’évêque, mon oncle, se mêla dans ce débat ; il m’assura que fuir, ce serait vouloir frauder et braver le ciel. Il fallait donc épuiser ici la colère de Dieu ! Je feignis de le croire, je me soumis. J’étais seule contre eux tous, j’avais vingt-deux ans.

— Quatre ans de plus que ma mère, fit observer l’abbé.

— Votre mère ! reprit la marquise en frappant du pied. L’abbé, vous ne serez jamais heureux ni adroit. Que de méchans souvenirs vous venez encore de me rappeler ! J’allais oublier de les compter dans mon martyre. Oui, oui, votre mère était la plus jeune, mais elle a toujours été le docteur de notre maison. Je ne suis pas étonnée qu’étant si sérieuse elle ait mis au monde un fils comme