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pleurer devant lui, car il connaissait désormais la cause de mes pleurs. Il me disait en souriant : « Tranquillisez-vous, ma mère ; l’heure est encore loin. » Vous savez bien qu’il dit à présent que l’heure est venue Chesnel, Ghesnel, que viens-tu nous annoncer ? qu’a-t-il fait ce soir ?

Il n’a point trop songé, répondit en s’inclinant le serviteur qui venait d’entrer.

C’était bien un paysan vendéen avec ses membres noueux, sa large face sombre. Une longue patience avait pu seule transformer en un valet de noble maison ce sauvage enfant de la feuillée. Il saluait à la façon d’un arbre qui se ploie. Personne ne se souvenait de l’avoir jamais vu rire. Tout habillé de noir, portant un flambeau d’argent à la main, il s’avança sans bruit, et pourtant il semblait que le parquet eût dû s’enfoncer sous le poids énorme de ses pas. Arrivé devant la marquise : — Maintenant il dort, dit-il en levant un doigt vers le plafond.

— Il dort ?

Il m’a parlé deux fois pendant la soirée.

— Deux fois ! s’écria-t-elle ; que t’a-t-il dit ?

Il m’a demandé, repartit Chesnel, si l’on savait quelque chose de ce qui se passe là-bas, à la ville, et si madame la marquise ne se rassurait point.

Chesnel disait ainsi : madame la marquise ; — il ne disait presque jamais monsieur le marquis. — Cet il était tout dans sa bouche. Il, c’était le maître de sa vie entière, de son corps et de son cœur, le seigneur, le héros, le dieu. — Pourquoi désigner ce qui est unique ? Il, c’était lui.

— Eh bien ! dit la douairière, tu répondras à mon fils que je ne suis pas rassurée ; mes alarmes ne se dissipent pas si vite.

Il le pensait, reprit Chesnel. Il m’a donc commandé de tenir des chevaux tout prêts au point du jour. Nous allons à la ville tous les deux.

— Ah ! fit-elle en se laissant aller sur son fauteuil et en fermant à demi les yeux, c’est pour me plaire, c’est pour moi. Mais M. de Bochardière se prit à tousser. C’était une toux avertisseuse, ou tout au moins bien insinuante. La marquise tressaillit.

— Va, va, dit-elle au serviteur ; M. de Bochardière couchera ce soir au château. Bonsoir, l’abbé. Chesnel, tu diras à mon fils que je veux l’embrasser au retour, demain.

L’abbé de Gourio vint baiser la main de sa tante. Chesnel sortait en silence. M. de Bochardière, lui, reprit fièrement sa place.

— Tenez, Lescalopier, dit pourtant la douairière, j’ai bien envie de vous renvoyer comme tout le monde. Il me semble que j’aurais