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LES SEPT CROIX-DE-VIE.

sa jeune femme. Il ne s’agissait de rien moins que d’aller chercher ailleurs, dans la plaine, un légitime accroissement de richesse et de renommée. La confidence était séduisante : qui se fût attendu aux cris, aux larmes, aux reproches de l’épousée ? La jeune femme courut à sa mère. Tout le cousinage fut bientôt debout : haro sur le traître, sur le renégat ! Dès ce moment, le héros de la veille fut l’ennemi public. Plus d’affaires, plus de procès ; à la maison, des faces de marbre. Les âmes ne sont pas toujours droites à la montagne, mais, grand Dieu ! que les visages y sont sévères ! Si l’ambition trompée qui dévorait ce cœur d’avocat comme le vautour de la fable s’avisait seulement de se trahir par un petit coup d’ailes, la femme du jeune maître, sa jolie femme elle-même, jadis si complaisante et si tendre, donnait le signal ; on levait les épaules. Et la mère, la mère hautaine, dédaigneuse, glacée, le fidèle portrait de Violante qui était encore à naître, l’aïeule enfin dont Lescalopier au bout dé vingt-cinq ans ne pouvait se rappeler sans une sueur froide l’impitoyable regard !… Quel martyre ! il avait duré toute une année ; mais au bout d’un an Mme Lescalopier était morte en mettant Violante au monde.

Il partit. Il se retrouvait libre, il allait s’éloigner pour jamais de ce clan montagnard qui l’avait humilié si fort. À la vérité, il avait perdu sa femme. Mme Lescalopier, morte à vingt ans, reposait au milieu de ces roches qu’elle avait si naïvement aimées. Le cœur de l’avocat ne pouvait être que bien triste ; il laissait l’enfant à l’aïeule. La seconde semaine, il prit son essor ; il entrevoyait l’ample moisson qu’il allait faire dans l’été de sa vie, qui approchait ; il avait devant lui le monde ouvert. À Paris, il ne s’arrêta point, il savait bien qu’à Paris il faut trop de temps pour fonder quelque chose. Venant de l’est, il allait à l’ouest, au plus loin et aussi au plus épais des affaires du jour. Là soufflait le vent du succès:honneur à celui qui avait su le recevoir en poupe ! Là, si peu de temps après le retour du roi, en 1824, dans un pays qui avait connu tout à la fois l’émigration et la guerre civile, que de curieux procès à soulever de ces cendres mal éteintes ! que de belles causes ! Et qui connaissait Lescalopier dans le Poitou ? Qui pourrait deviner en Vendée qu’il y avait eu naguère en Picardie un Prussien tué par un patriote ? Aux approches de l’Océan comme au pied des Alpes, le nouveau-venu s’empara de toutes les confiances, enleva tous les cœurs; les avocats du lieu n’eurent plus qu’à garder le silence. Vingt ans après, cet heureux Lescalopier passait partout pour un millionnaire, et il ne s’en fallait pas de cinquante mille écus que le bruit public n’eût raison. Non-seulement il avait défendu les intérêts de toute la noblesse de la province, mais il s’était mêlé, dans