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Les regards de Violante errèrent quelques instans sur les tablettes ; rien ne l’attirait, rien ne lui faisait envie, ni les mémoires du temps passé, ni les romans du temps présent, les traités de morale et les ouvrages de religion bien moins encore. Les titres seuls lui causèrent de l’impatience. À quoi bon dépasser ces portes hérissées de phrases et entrer dans ces champs de dispute ? Mlle de Bochardière aurait beaucoup aimé la lecture, si les livres qu’elle lisait ne lui avaient pas toujours paru moins simples qu’elle. Aussi faisait-elle souvent comme alors, venant auprès de cette bibliothèque et s’en détournant bientôt sans y avoir porté la main. Machinalement elle s’assit encore une fois devant le foyer vide, habitude des pays de montagne, où sans cesse la flamme pétille. Elle était déterminée enfin à se laisser vivre, à laisser plutôt la vie se poursuivre et couler autour d’elle, à la façon de cette somnolente rivière qu’elle aurait pu voir en s’approchant des croisées. — Pourtant elle se leva tout à coup, comme si quelque pensée nouvelle la visitait et lui apportait un secours qu’elle n’attendait pas.

Sa physionomie, à la fois si délicate et si froide, où les moindres impressions glissaient brillantes et pures comme des rayons dans la blancheur de la neige, avait certainement un peu changé ; sa démarche aussi n’était plus la même ; son pas, toujours ferme jusque dans la nonchalance que lui causait l’ennui, trahissait un mélange d’indécision et d’empressement singulier. Elle gravit un escalier noir et tortueux, car l’avocat Lescalopier de Bochardière n’aurait eu garde de placer son cabinet de travail ailleurs que dans sa belle tour, et c’est là qu’allait Violante. Elle entra, marcha tout droit vers un grand bureau de bois de rose et d’ébène, enrichi d’ornemens de cuivre, qui occupait le milieu de la pièce. L’objet qu’elle cherchait lui apparut, entouré d’un monceau de papiers et de notes ; elle le reconnut sans peine. C’était un large cahier relié en maroquin vert avec des coins et des fermoirs d’argent. Elle l’ouvrit. Sur le premier feuillet, M. Lescalopier de Bochardière avait écrit ces mots : Mémoires véridiques pour servir à l’histoire de la maison de Croix-de-Vie. L’avocat, ainsi qu’il le devait et que c’était juste, travaillait à cette histoire depuis dix ans.

Pourquoi la veille était-il allé trouver sa fille ce manuscrit à la main ? Pourquoi l’avait-il priée d’entendre un fragment de ce précieux ouvrage, que jamais auparavant il n’avait songé à lui faire connaître ? C’est ce souvenir qui amenait Violante dans cette tour et aussi le souvenir de l’émotion grandiose et sombre qui l’avait saisie dès les premières pages. Il lui avait alors semblé, en écoutant, qu’elle venait brusquement d’être ravie à tous les sentimens qui avaient jusque-là peuplé son âme, à celui de la liberté de l’homme.