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soleil argenté. Rien de plus riant et de plus noble ; du lac au ciel, toutes les teintes de l’azur se fondent nuancées par les diversités de la distance, et l’on pense aux paysages de rochers bleuâtres que Léonard met dans le fond de ses peintures.

Tout le reste de la campagne jusqu’à Milan est un grand verger qui regorge de moissons, de prairies artificielles, d’arbres à fruit ; où les mûriers déjà tout verts arrondissent leurs têtes parmi les vignes, où de petits canaux portent la fraîcheur dans les cultures, — si florissant et si abondant qu’il donne l’idée d’un trop grand bien-être ; mais, pour ôter à cette fertilité tout air vulgaire ou monotone, les Alpes sur la droite s’échelonnent dans la clarté du soir comme une file d’énormes nuages fixes.


Milan, 4 mai. — Le Dôme.

On se sent en pays riche et gai ; la ville est grande, luxueuse même, avec des portes monumentales et de larges rues bordées de palais, pleine de voitures, animée sans être fiévreuse comme Paris ou Londres. Elle est dans une plaine, et les lacs, les canaux, le fleuve, lui apportent aisément les provisions de la campagne, si bien cultivée et si grassement fertile. Les bâtimens sont rians comme les environs. Vous entrez dans la salle d’attente d’un chemin de fer ; vous y voyez entre des moulures et des ornemens un plafond d’azur où flottent de petits nuages. Les cafés sont pleins, les glacés et le café y coûtent quatre ou cinq sous ; une course d’omnibus coûte deux sous. On entre aux deux opéras pour un franc ou deux francs. Les gens du peuple et les femmes sont nombreux au parterre. Quantité de ces femmes sont belles, et presque toutes rieuses et de bonne humeur ; elles marchent bien, d’un air attrayant et pimpant ; avec leur physionomie vive, leur tête fine et nettement découpée, leur accent vibrant et sonore, elles se mettent à l’instant partout et brillamment en scène. Rien de plus joli que le voile noir qui leur sert de coiffure ; un cercle d’aiguilles d’argent planté sur le chignon leur fait une couronne. Stendhal, qui a vécu longtemps ici, dit que cette ville est la patrie de la bonhomie et du plaisir ; considérer le travail et les préoccupations graves comme une corvée qu’il faut réduire le plus qu’on peut, s’amuser, rire, faire des parties de campagne, être amoureux, non pas à la manière des soupirans, voilà leur façon de prendre la vie. J’ai eu à ce propos deux ou trois conversations curieuses avec des compagnons de voyage ; elles aboutissaient toutes à la même profession de foi. Un d’eux demi-bourgeois, un autre avocat, me disaient : « Ho la sventura d’essere ammogliato ; il est vrai que j’ai épousé ma femme par amour, elle est jolie et sage, mais je ne suis plus libre. »