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couronné par une chevelure telle qu’on n’en vit jamais. Lorsque l’on consulte ses livres de dessins[1], lorsqu’on se rappelle les figures préférées de ses tableaux authentiques, lorsqu’on lit les détails de son caractère et de sa vie, on y aperçoit le même travail intérieur. Peut-être n’y a-t-il point au monde un exemple d’un génie si universel, si inventif, si incapable de se contenter, si avide d’infini, si naturellement raffiné, si lancé en avant au-delà de son siècle et des siècles suivans. Ses figures expriment une sensibilité et un esprit incroyables ; elles regorgent d’idées et de sensations inexprimées. À côté d’elles, les personnages de Michel-Ange ne sont que des athlètes héroïques ; auprès d’elles, les vierges de Raphaël ne sont que des enfans placides dont l’âme endormie n’a pas vécu. Les siennes sentent et pensent par tous les traits de leur visage et de leur physionomie ; il faut un certain temps pour se mettre en conversation avec elles : non pas que leur sentiment soit trop peu marqué, au contraire il jaillit de l’enveloppe entière, mais il est trop délié, trop compliqué, trop en dehors et au-delà du commun, insondable et inexplicable. Leur immobilité et leur silence laissent deviner deux ou trois pensées superposées, et d’autres encore cachées derrière la plus lointaine ; on entrevoit confusément ce monde intime et secret, comme une délicate végétation inconnue sous la profondeur d’une eau transparente. Leur sourire mystérieux trouble et inquiète vaguement ; sceptiques, épicuriennes, licencieuses, délicieusement tendres, ardentes ou tristes, que de curiosités, d’aspirations, de découragemens on y découvre encore ! Quelquefois, parmi de jeunes athlètes fiers comme des dieux grecs, on trouve un bel adolescent ambigu, au corps de femme, svelte et tordu avec une coquetterie voluptueuse, semblable aux androgynes de l’époque impériale, et qui semble, comme eux, annoncer un art plus avancé, moins sain, presque maladif, tellement avide de perfection et insatiable de bonheur qu’il ne se contente pas de mettre la force dans l’homme et la délicatesse dans la femme, mais que, confondant et multipliant par un singulier mélange la beauté des deux sexes, il se perd dans les rêveries et les recherches des âges de décadence et d’immoralité. On va loin quand on pousse à bout cette recherche des sensations exquises et profondes. Plusieurs hommes de cette époque et notamment celui-ci, après tant de voyages dans toutes les sciences, dans tous les arts, dans tous les plaisirs, rapportent de leur course à travers les choses je ne sais quoi de rassasié, de résigné et de mélancolique. Ils nous apparaissent sous ces différens aspects sans vouloir se livrer tout à fait. Ils s’arrêtent devant nous avec un demi-sourire ironique et bienveillant, mais sous

  1. Au Louvre.