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vague pour ne pas heurter des corps si délicats et des âmes si sensitives. En cela, Luini va même au-delà de Léonard ; s’il le réduit, il attendrit ; s’il n’a pas comme lui la hauteur et la supériorité « d’un autre Hermès ou d’un autre Prométhée[1], » il atteint une finesse encore plus féminine et plus touchante. Ce n’est pas encore assez, il cherche ailleurs et tâche d’ajouter à l’esprit de son premier maître le style des maîtres nouveaux. Lorsqu’on regarde ses fresques, on croit qu’il a étudié à Florence[2]. Dans une salle basse de la bibliothèque ambroisienne, son Christ couronné d’épines est flagellé par les bourreaux ; un grand rideau et quatre colonnes encadrent le supplice ; de chaque côté, en ordonnance symétrique sont deux anges et trois bourreaux ; on aperçoit dans le lointain un disciple avec les Marie. Sur les deux flancs du tableau, une file de donataires pieux, à genoux, en robes noires, font mieux sentir encore par leurs figures réelles les attitudes rhythmiques et les formes idéales de la scène évangélique. Pareillement, à l’entrée du musée Brera, vingt fresques qui représentent pour la plupart les diverses histoires de la Vierge ont la couleur atténuée, l’expression simple, la noblesse sereine des figures du Vatican. Tantôt c’est une grande Vierge accompagnée d’un vieillard en manteau vert et d’une jeune femme en robe jaune d’or, et sous leurs pieds, sur les marches, un petit ange qui, les jambes écartées, accorde sa cithare, avec les poses immobiles et les lignes harmonieuses du Parnasse ou de la Dispute du Saint-Sacrement. Tantôt, dans la Nativité de la Vierge, ce sont deux jeunes filles agiles qui apportent de l’eau et deux vieilles femmes si belles, si graves, qu’on pense, en les voyant, aux scènes correspondantes qu’André del Sarto a peintes dans le portique de Santa-Annunziata. Il semble ici que Luini ait pris les préceptes de la pure et savante école où Raphaël acheva de se former, dont le Frate et André del Sarto représentent le mieux la perfection et la mesure, qui, fondée par des orfèvres, subordonna toujours l’expression et la couleur au dessin, qui plaça la beauté dans des agencemens de lignes, et par la sobriété, l’élévation, la justesse de son esprit, fut l’Athènes de l’Italie ; mais çà et là une forme de tête, un menton fin, de grands yeux encore élargis par la grandeur de l’arcade sourcilière, un corps adorable de petit enfant, un air d’esprit, un charme plus intime, rappellent Léonard. Les trois grands peintres italiens qui se sont formés à Florence ont tous ajouté quelque chose au paganisme et à l’atticisme florentins, — Raphaël la candeur pieuse qu’il apportait de la religieuse Ombrie,

  1. Mot de Lomazzo.
  2. « Luini imite Gaudenzio Ferrari pour l’expression des choses religieuses et Raphaël pour la manière. » (Lomazzo.)