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la Vierge et l’enfant Jésus, sont sous un arbre presque noir, sorte de repoussoir sombre qui ajoute encore à l’éclat extraordinaire des têtes. Les lignes droites et symétriques sont devenues onduleuses et contournées. Les figures paisibles et endormies ont quitté la régularité sculpturale et la noblesse simple. Maintenant le regard trouble, éblouit et pique ; leur vivacité, leur fierté, leur innocence, font penser à la finesse nerveuse des oiseaux. Plus séduisante et plus délicieuse encore que la Vierge est la jeune femme en robe jaune qui s’agenouille près d’elle une fiole à la main, parmi des clairs et des clairs obscurs d’une douceur et d’une splendeur merveilleuses ; une sorte de bouderie relève imperceptiblement sa lèvre. Après les figures viriles par lesquelles s’était exprimée l’énergie des passions intactes, il restait à l’art, qui s’exagérait pour déchoir, et aux âmes, qui s’affinaient en s’amollissant, le culte de la grâce féminine, tantôt mutine et mignonne, tantôt suave et pénétrante, infinie en attraits compliqués et nuancés, seule capable de remplir des cœurs auxquels l’action était interdite, et qui apparaît chez Corrège comme l’éclat amolli d’une fleur qui s’ouvre trop et va se faner, comme la maturité extrême d’une pêche fondante imprégnée par le soleil du soir.

Après lui, la restauration des Carrache n’empêche pas la décadence. Ces artistes si savans, si ingénieux, si laborieux, sont des peintres de mode ou d’académie. S’ils inventent encore, c’est hors du champ propre de la peinture, dans les expressions morales. Ils font des drames ou des mélodrames intéressans ou touchans. Entre vingt tableaux de cette école, il en est un célèbre du Guerchin, Agar chassée par Abraham. Agar pleure de désespoir et d’indignation ; mais elle se contient, l’orgueil féminin la raidit ; elle ne veut pas donner sa douleur en pâture à Sarah, sa rivale heureuse. Celle-ci a la hauteur d’une femme légitime qui fait chasser une maîtresse ; elle affecte de la dignité et cependant regarde du coin de l’œil avec une méchanceté satisfaite. Abraham est un père noble qui représente bien, mais dont la tête est vide ; il était difficile de lui trouver un autre rôle. Tout cela est spirituel et fournirait plusieurs pages à un Diderot ; mais la psychologie prend ici le pas sur la peinture.

Comme les Vénitiens se maintiennent intacts et gardent seuls le vrai point de vue ! Il y a cinq ou six Titien à l’Ambroisienne et autant de Véronèse à Brera, qui, avec une étoffe ployée, une cambrure de corps, un fond de ciel bleu rayé de feuillages roussâtres, suffisent à tous les désirs des yeux. Une Nativité de Titien montre la Vierge sous une espèce de hangar rustique, en bois noir, vers lequel s’avancent les rois mages ; l’un d’eux, Éthiopien, presque