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à des lourdauds du nord. C’est un dur passage que celui de la vie épicurienne et spéculative à la vie industrielle et militante : il semble que de dilettante et patricien on devienne serf et machine ; mais il faut opter. Quand on aspire à former une grande nation moderne, il faut, pour subsister en face des autres, accepter les nécessités que s’imposent les autres, je veux dire le travail assidu et régulier, la contrainte exercée sur soi par soi-même, la discipline des intelligences tournées avec méthode vers un but fixe, l’enrégimentation des personnes enfermées dans un cadre et aiguillonnées par la concurrence, la perte de l’insouciance, la diminution de la gaîté, la mutilation et la concentration des facultés, la perpétuité et le raidissement de l’effort, bref tout ce qui sépare un Italien des trois derniers siècles d’un Anglais ou d’un Américain moderne.


Le Lac-Majeur, les Alpes, 10 avril.

Si j’avais à choisir une maison de campagne, je la prendrais ici. Du haut de Varèse, lorsqu’on commence à descendre, on aperçoit sous ses pieds une large plaine où s’allongent des collines basses. Tout l’espace est vêtu de verdure et d’arbres, moissons et prés tachetés de fleurs blanches et jaunes comme le velours d’une robe vénitienne, mûriers et vignes, plus loin des bouquets de chênes, des peupliers, et çà et là, entre les collines, de beaux lacs tranquilles, unis, largement épandus, qui luisent comme des miroirs d’acier. C’est la fraîcheur d’un paysage anglais parmi les nobles lignes d’un tableau de Claude Lorrain. Les montagnes et le ciel donnent la majesté, l’eau surabondante donne la moiteur et la grâce. Les deux natures, celle du midi et celle du nord, s’unissent ici dans un heureux et amical embrassement, pour assembler les douceurs d’un parc herbeux et les grandeurs d’un cirque de hautes roches. Le lac lui-même est bien plus varié que celui de Côme : il n’est pas encaissé d’un bout à l’autre entre des collines dénudées et abruptes ; il a des montagnes raides, mais en outre des coteaux adoucis, des draperies de forêts, des perspectives de plaines. De Laveno, on voit sa large nappe immobile, çà et là rayée et damasquinée comme une cuirasse par d’innombrables écailles, sous une flambée de soleil qui traverse le dôme de nuages ; c’est à peine si la brise insensible amène une ondulation mourante contre les graviers du bord. Vers l’est, un sentier contourne le bord à mi-côte parmi des haies vertes, des figuiers qui s’ouvrent, des fleurs printanières, et toute sorte de bonnes odeurs. La grande eau se découvre toute nue et paisible ; on aperçoit une petite barque qui enfle sa voile, deux bourgades blanches qui à cette distance semblent des ouvrages de castors. De loin en loin,