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où l’organisme humain est poussé tout entier comme une machine dans un puissant effort, où le sang du cœur, s’élançant vers la peau, ne demande qu’à circuler. Lorsque cette admiration, du reste très légitime, pour l’exercice de la force brutale n’est pas équilibrée chez l’Anglais par des sentimens plus délicats, elle dégénère fatalement en cruauté, — non pas cette cruauté qu’inspire le fanatisme ou que donne l’insouciance aux peuples latins, mais une cruauté froide, réfléchie, systématique, — l’amour du sang pour le sang lui-même. On est malheureusement bien forcé de constater cette dépravation du sens moral lorsqu’on voit le parlement interrompre ses séances pour laisser aux hommes d’état la satisfaction d’aller contempler le combat de deux boxeurs qui, la face et la poitrine nues, se meurtrissent, se mutilent, s’aveuglent de coups et se changent l’un l’autre en deux masses de chair saignante. A l’époque de la guerre des cipayes, lorsqu’on entendait dans la plupart des églises les pasteurs invoquer le Dieu des armées pour lui demander l’extermination des rebelles, et tout récemment encore, lorsque de grossiers applaudissemens ont accueilli en diverses parties de la société anglaise la nouvelle des horribles boucheries de la Jamaïque, il a bien fallu reconnaître avec tristesse qu’un grand fonds de barbarie native existe encore dans la nature anglaise. La force brutale, considérée isolément comme une espèce d’idéal religieux, a même trouvé récemment parmi les écrivains, les philosophes et les théologiens anglais, de si fervens apôtres que l’ironie publique a donné à leur doctrine le nom de christianisme musculaire. En dépit de cette désignation grotesque, la secte nouvelle n’en représente pas moins une fraction importante de la société anglaise ; elle se recrute surtout parmi les jeunes gens forts et courageux dont toute l’œuvre dans la vie consiste à chasser, à boxer, à courir, à développer les muscles de leur torse et de leurs bras. Dans leur amour de la force, ces chrétiens d’un nouveau genre en arrivent souvent à détester les faibles : aussi la plupart d’entre eux ne manquèrent pas, en haine du nègre, de se ranger du côté des planteurs pendant la dernière guerre d’Amérique. Pour se faire une idée de la morale des chrétiens musculaires, qu’on lise le roman de Sword and Gown, écrit par un des choryphées de la secte. Tous ses héros sont pétris de chair et d’orgueil. Parmi les Français qu’il met en scène, l’auteur abhorre par-dessus tout le paysan que la révolution a rendu propriétaire, et n’admire qu’un vieux gentilhomme tout pourri de vices, mais sachant perdre au jeu sans froncer le sourcil.

Toutefois, si des adorateurs exclusifs de la force physique oublient que l’homme est autre chose qu’un ensemble de muscles servis par une impassible volonté, il n’en est pas moins vrai qu’en