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sortilèges, aux diableries, aux prodiges de toute sorte, régnait encore d’une manière absolue sur les. esprits de millions de villageois du centre de la France et de la Bretagne. Pour comprendre l’effroi que la nature causait à nos ancêtres, il n’est pas nécessaire de nous reporter au siècle d’Etienne Marcel et de Charles le Mauvais ; beaucoup d’entre nous n’ont qu’à se rappeler leur propre enfance et la naïve crédulité avec laquelle ils accueillaient toute affirmation propre à satisfaire leur penchant à la peur. Bien nombreux sont ceux d’entre nous qui dans leur jeune âge, pauvres petits êtres tremblans près du foyer, ont entendu de vieilles femmes leur raconter à voix basse de terribles histoires de monstres et de démons. Vers le crépuscule, nous avons vu de hideux spectres faits de vapeurs sortir de la rivière et marcher sans bruit à travers les prairies en avançant vers nous leurs longs bras transparens. Pendant les courses au clair de la lune, nous avons frémi comme la feuille en écoutant le hurlement des loups-garous postés aux carrefours des sentiers. Si, parmi les diverses fantaisies qui surgissent ainsi devant les esprits hallucinés, il en est quelques-unes de gracieuses, elles sont autant que les autres dégagées de tout lien avec la réalité des choses. Récemment j’eus le plaisir de revoir une vieille campagnarde qui m’avait enseigné jadis que, pour aller à Rome, à Saint-Jacques de Compostelle et à Jérusalem, il faut marcher sur les étoiles et suivre la voie lactée. La bonne femme fut bien surprise lorsque à mon tour je voulus lui apprendre que le véritable « chemin de Saint-Jacques » passe à Bordeaux et à Bayonne, et que les étapes des pèlerins ne se trouvent pas sur la rondeur du ciel. Elle ne me démentit point, mais elle hocha silencieusement la tête, et sans aucun doute elle garda sa foi dans le profond de son cœur.

En tenant compte de ce qu’ont toujours eu d’exceptionnel de pareilles conceptions au sujet des choses de la nature, il est facile de comprendre comment l’ignorance, la superstition, la misère, la peur ou l’amour du lucre ont dû obscurcir les esprits et leur voiler, du moins en partie, la beauté de la terre. Les paysans ou exploiteurs bourgeois du sol ne pouvaient guère se figurer la beauté des campagnes à un autre point de vue qu’à celui de l’utile, et la littérature, interprète naturelle de la pensée du peuple, ne pouvait de son côté que traduire, en l’idéalisant, cette manière de voir. Pendant des siècles, les écrivains français se sont complètement abstenus de célébrer autre chose que l’homme et la société, ou bien, quand ils ont parlé de la nature, ce n’était que pour chanter « les frais ombrages, les prés fleuris, les moissons jaunissantes. » Encore était-ce en général par suite de quelque réminiscence classique, et sans doute ils n’auraient pas osé chanter la nature, si Virgile ne