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qui résident à la campagne, et ne font dans leurs maisons des grandes cités que des apparitions fugitives. Quant aux travailleurs de toute espèce qui ne peuvent s’éloigner pour longtemps à cause des exigences de la vie journalière, la plupart d’entre eux n’en arrachent pas moins à leurs occupations le répit nécessaire pour aller visiter les champs. Les plus favorisés se donnent des semaines de congé qu’ils vont passer loin de la capitale, dans les montagnes ou sur le bord de la mer. Ceux qui sont le plus asservis par leur travail se bornent à fuir de temps en temps pendant quelques heures l’étroit horizon des rues accoutumées, et l’on sait s’ils profitent avec bonheur de leurs jours de fête quand la température est douce et que le ciel est pur : alors chaque arbre des bois voisins des grandes villes abrite une famille joyeuse. Une proportion considérable des négocians et des employés, surtout en Angleterre et en Amérique, installent bravement femmes et enfans à la campagne et se condamnent eux-mêmes à faire deux fois par jour le trajet qui sépare le comptoir du foyer domestique. Grâce à la rapidité des communications, des millions d’hommes peuvent cumuler ainsi les deux qualités de citadin et de campagnard, et chaque année le nombre des personnes qui font ainsi deux moitiés de leur vie ne cesse de s’accroître. Autour de Londres, c’est par centaines de mille que l’on doit compter ceux qui plongent tous les matins dans le tourbillon d’affaires de la grande ville et qui retournent tous les soirs dans leur paisible home de la banlieue verdoyante. La Cité, le vrai centre du monde commercial, se dépeuple de résidens ; le jour, c’est la ruche humaine la plus active ; la nuit, c’est un désert.

Malheureusement ce reflux des villes vers l’extérieur ne s’opère pas sans enlaidir les campagnes : non-seulement les détritus de toute espèce encombrent l’espace intermédiaire compris entre les cités et les champs ; mais, chose plus grave encore, la spéculation. s’empare de tous les sites charmans du voisinage, elle les divise en lots rectangulaires, les enclôt de murailles uniformes, puis y construit par centaines et par milliers des maisonnettes prétentieuses. Pour les promeneurs errant par les chemins boueux dans ces prétendues campagnes, la nature n’est représentée que par les arbustes taillés et les massifs de fleurs qu’on entrevoit à travers les grilles. Sur le bord de la mer, les falaises les plus pittoresques, les plages les plus charmantes sont aussi en maints endroits accaparées soit par des propriétaires jaloux, soit par des spéculateurs qui apprécient les beautés de la nature à la manière des changeurs évaluant un lingot d’or. Dans les régions de montagnes fréquemment visitées, la même rage d’appropriation s’empare des habitans : les paysages sont découpés en carrés et vendus au plus fort enchérisseur ; chaque curiosité naturelle, le rocher, la grotte, la cascade, la