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fente d’un glacier, tout, jusqu’au bruit de l’écho, peut devenir propriété particulière. Des entrepreneurs afferment les cataractes, les entourent de barrières en planches, pour empêcher les voyageurs non-payans de contempler le tumulte des eaux, puis, à force de réclames, transforment en beaux écus sonnans la lumière qui se joue dans les gouttelettes, brisées et le souffle du vent qui déploie dans l’espace des écharpes de vapeurs.

Puisque la nature est profanée par tant de spéculateurs précisément à cause de sa beauté, il n’est pas étonnant que dans leurs travaux d’exploitation les agriculteurs et les industriels négligent de se demander s’ils ne contribuent pas à l’enlaidissement de la terre. Il est certain que le « dur laboureur » se soucie fort peu du charme des campagnes et de l’harmonie des paysages, pourvu que le sol produise des récoltes abondantes ; promenant sa cognée au hasard dans les bosquets, il abat les arbres qui le gênent, mutile indignement les autres et leur donne l’aspect de pieux ou de balais. De vastes contrées qui jadis étaient belles à voir et qu’on aimait à parcourir sont entièrement déshonorées, et l’on éprouve un sentiment de véritable répugnance à les regarder. D’ailleurs il arrive souvent que l’agriculteur, pauvre en science comme en amour de la nature, se trompe dans ses calculs et cause sa propre ruine par les modifications qu’il introduit sans le savoir dans les climats. De même il importe peu à l’industriel, exploitant sa mine ou sa manufacture en pleine campagne, de noircir l’atmosphère des fumées de la houille et de la vicier par des vapeurs pestilentielles. Sans parler de l’Angleterre, il existe dans l’Europe occidentale un grand nombre de vallées manufacturières dont l’air épais est presque irrespirable pour les étrangers ; les maisons y sont enfumées, les feuilles mêmes des arbres y sont revêtues de suie, et quand on regarde le soleil, c’est à travers une brume épaisse que se montre presque toujours sa face jaunie. Quant à l’ingénieur, ses ponts et ses viaducs sont toujours les mêmes, dans la plaine la plus unie ou dans les gorges des montagnes les plus abruptes ; il se préoccupe, non de mettre ses constructions en harmonie avec le paysage, mais uniquement d’équilibrer la poussée et la résistance des matériaux.

Certainement il faut que l’homme s’empare de la surface de la terre et sache en utiliser les forces ; cependant on ne peut s’empêcher de regretter la brutalité avec laquelle s’accomplit cette prise de possession. Aussi, quand le géologue Marcou nous apprend que la chute américaine du Niagara a sensiblement décru en abondance et perdu de sa beauté depuis qu’on l’a saignée pour mettre en mouvement les usines de ses bords, nous pensons avec tristesse à l’époque, encore bien rapprochée de nous, où le « tonnerre des eaux, » inconnu de l’homme civilisé, s’écroulait librement du haut