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fois dans les combats il fendit du premier coup un homme armé de pied en cap. Dans les vingt-deux batailles qu’il livra aux Turcs ; ce « lion dévorant » (nom que lui donna dans sa jeunesse un prophète) tua de sa main plus de deux mille Ottomans. Loin de se livrer aux passions d’un Alexandre ou d’un Henri IV, George regardait, — principe que les Albanais continuent de défendre, — la continence comme la première vertu d’un soldat ; son cimeterre, qu’il plaçait sous son chevet, était le compagnon favori de ses nuits ; il bannissait les femmes de ses armées, et dans la paix n’avait d’autres plaisirs que des exercices virils, comme la chasse et les tournois. La croix de Saint-Jean-de-Malte, que le pape Pie II lui avait donnée, n’était pas un vain ornement pour celui dont la vie fut une perpétuelle croisade. On s’imagine l’impression que produisit dans l’Italie du XVe siècle l’apparition d’un pareil homme. Lorsque le comte Jacques Piccinino lui demanda une entrevue, il vit avec surprise s’avancer une espèce de géant à l’air martial, au large front, au regard d’aigle, à la barbe touffue. La stupéfaction du comte augmenta lorsque le prince, avec la familiarité cordiale de son pays, prit le petit homme par le milieu du corps, l’éleva en l’air, lui donna un baiser sur le front et le déposa doucement à terre, comme eût fait le Gulliver de Swift avec les nains de Lilliput ou le Micromégas de Voltaire avec un habitant de notre planète.

Ce n’est pas sans émotion que j’ai contemplé au Belvédère de Vienne la grande cuirasse dorée de ce personnage extraordinaire, brave comme Alexandre, lettré comme César, pieux comme Louis IX et implacable comme Richelieu. Je me demandais si la terre qui a produit tant de cœurs intrépides ne donnerait pas naissance à un héritier du fils de Voïsava, et si le drapeau glorieux des Castrioti resterait éternellement dans la poussière. S’il ne nous est pas donné de voir les Albanais reconquérir leur place parmi les nations, qu’il nous soit permis du moins d’imiter les vainqueurs d’Alessio, qui vénérèrent comme de précieuses reliques et transformèrent en talismans recherchés des Turcs eux-mêmes les ossemens du grand patriote albanais. Qu’il nous soit permis de chercher dans la poésie populaire la trace sacrée du héros qui fut pleuré de l’Albanie entière, et que son coursier même, — un de ces nobles animaux qu’un beau chant nous montre sensibles à la fin tragique de leurs maîtres, — regretta tellement qu’il devint indomptable et mourut peu de temps après Scander-Beg.

Scander-Beg mort, l’Albanie est soumise. Une partie de la population émigré dans l’Italie méridionale pour échapper au joug détesté des Turcs. Ce sont ces Albanais italiens, fidèles encore après quatre siècles à la mémoire et aux exemples de leurs aïeux, qui ont fait dans ces derniers temps de si grands et si heureux efforts pour