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usée. Quelques semaines avant sa mort, un historien illustre, Augustin Thierry, nous disait avec une chaleureuse insistance : « Faites-nous donc un livre sur Socrate en prenant M. Cousin pour guide, c’est un sujet tout neuf ; » sujet neuf assurément, mais difficile, et devant lequel on est excusable d’avoir hésité. En attendant qu’il soit traité à part, voilà que nous y sommes ramené par des travaux récens et considérables à divers titres, dont les auteurs ont, sinon placé hors de contestation, au moins singulièrement éclairci quelques points importans qu’à notre tour nous devons discuter.

Dans la crise religieuse et philosophique à laquelle son nom restera toujours attaché, Socrate ne fut point un révolutionnaire au sens absolu du mot. C’est là un jugement dont les textes démontrent la vérité. Le fait est attesté non-seulement par Xénophon, dévot jusqu’à la superstition et suspect d’avoir exagéré la piété de son maître, mais encore par l’auteur de l’Apologie de Socrate, attribuée à Platon, et qui, si elle n’est pas de Platon lui-même, est à coup sûr de quelqu’un des siens. Les deux auteurs s’accordent à nous représenter Socrate comme croyant sincèrement aux dieux de sa patrie et accomplissant avec une fidélité scrupuleuse les pratiques du culte national. Il priait, sacrifiait, consultait les oracles, se livrait à la divination et exhortait ses disciples à ne se dispenser d’aucun de ces devoirs. Il avait composé un hymne à Apollon, il affirmait la divinité du soleil et des astres. On se trompe donc quand on prend Socrate pour un radical travaillant, sous le voile d’une modération ironique, à faire table rase des dogmes populaires. Non, Socrate fut un hérétique ni plus ni moins. Le mot a été trouvé par M. Cousin, puis répété par M. Forchammer[1] et par d’autres : aucun ne le caractérise mieux.

Il était hérétique, car chacune de ses adhésions, d’ailleurs formelles, était expressément limitée par une critique ou par une réserve. Il sacrifiait, mais il disait que le premier, l’unique mérite du sacrifice consistait dans la vertu et la piété de celui qui l’offrait. Il priait, mais il se contentait de demander aux dieux les biens dont il avait besoin, et enseignait à qui voulait l’entendre que les dieux savaient mieux que les hommes quels sont les biens et les maux. Il recourait à la divination, mais il blâmait ceux qui consultaient les oracles sur les choses que l’intelligence humaine est capable d’atteindre. Ces restrictions étaient autant de coups portés à la dévotion intéressée, matérialiste et superstitieuse de la plupart des Athéniens. Il proclamait l’existence des dieux, mais au nom de la raison plutôt que sur la foi des traditions sacerdotales, et encore

  1. Die Athener und Sokrates, etc., 1833,