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cela subjugue, effraie et laisse pensif. Pendant de longs mois, Gilliatt habite sur l’écueil des Douvres, ayant devant lui l’armée entière des forces hostiles de la nature, obligé de les vaincre tour à tour et quelquefois même de les combattre toutes à la fois. Il triomphe de tous les obstacles, de la nudité de l’écueil, de l’obstination du rocher, de la malice du flot, de l’importunité des oiseaux de mer, des fureurs de la tempête, des attaques des monstres de l’abîme, du froid et de la privation de nourriture, et lorsqu’à la fin on le voit ramener dans sa panse la machine conquise, un soupir de satisfaction s’échappe de la poitrine du lecteur opprimé. Opprimé ! répétez-vous peut-être avec quelque étonnement. Oui, opprimé plutôt que réellement ému, et voilà la grosse critique qu’on peut opposer à cette partie du livre de M. Hugo. Encore une fois, le mutisme de Gilliatt lui a joué un mauvais tour. La lutte qu’il a entreprise et qu’il mène à fin est d’un caractère morne, sombre, taciturne, qui fait mal, et cependant laisse froid. Un homme muet en présence d’élémens muets, voilà le tableau qu’a peint M. Hugo. Peu s’en faut qu’on ne finisse par confondre Gilliatt avec ces élémens et qu’on ne le prenne, lui aussi, pour l’une des forces de la nature, et encore est-il vrai de dire que ces élémens sont moins muets que lui, car au moins ils rugissent et croassent, tandis que lui garde un silence impassible. Qu’on ne nous dise pas que la solitude de Gilliatt explique son mutisme, car Gilliatt a une âme, et dans cette âme des pensées et des souvenirs qui doivent nécessairement dialoguer entre eux. Robinson aussi est seul dans son île : peut-on dire cependant qu’il est muet ? Non, car il a en lui une âme qui se parle à elle-même et qui converse avec l’infini ; les pensées religieuses et les souvenirs de la patrie l’assistent dans ses périls, pareils à ces bons anges qui traversent les thébaïdes des solitaires pour endormir leurs fatigues ou leur apporter les alimens réparateurs. Mais Gilliatt ! Il est seul dans l’acception la plus nue et la plus absolue du mot, car la vie morale semble éteinte en lui, ou momentanément suspendue par l’énergie de l’effort. On dirait qu’il ne voit que la machine, qu’il a oublié le sentiment qui l’a mené sur l’écueil des Douvres et la récompense qu’il espère. Comment ! voilà une entreprise que l’amour a déterminée, et pas une pensée d’amour ne s’échappe de l’âme de Gilliatt ! Quoi ! pas un souvenir, pas une vision de Déruchette pendant tous ces longs mois d’épreuves volontaires ! Comment ! Gilliatt nous est représenté comme un rêveur, et les deux infinis entre lesquels il est balancé ne disent rien à son esprit ! Il est rêveur, il doit donc être religieux ; en face des périls qui l’assiègent et de la mort imminente qui guette chacun de ses mouvemens, il a du sentir plus d’une fois