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l’emplacement qui les vit naître, quel titre donnerions-nous à la Flûte enchantée, représentée pour la première fois sur une scène bien autrement exiguë que le théâtre de Prague ? Don Juan un opéra-comique ! soit ! Qu’on nous accorde alors que la Zauberflöte est un vaudeville, une pièce à spectacle, une féerie entremêlée d’ariettes. Il y a au Théâtre-Lyrique la légende du manuscrit de Mozart comme il y a la légende de Christine Nilsson, vous savez, ce fameux manuscrit acheté jadis à Bade par Mme Viardot et devant lequel Rossini dit ses prières. De ce manuscrit, qui d’ailleurs diffère peu ou point de l’édition viennoise, on a fait la loi et les prophètes. Rien de mieux, s’il contenait la moindre variante. Par malheur, fort précieuse pour un collectionneur d’autographes, la chose ne saurait avoir la valeur d’un document, puisque tout ce qu’elle chante se trouve ailleurs, sans excepter cette scène parasite de la fin qu’on supprime partout en Allemagne. Sitôt après la catastrophe, don Juan à peine englouti dans le gouffre où la statue vient de l’entraîner, les divers personnages de la pièce reparaissent, et Leporello, sortant de sa cachette sous la table, leur raconte l’horrible mort de son maître. Ainsi tout le monde est vengé. Alors don Ottavio renouvelle sa demande en mariage, et dona Anna, toujours temporisant, le renvoie à l’année suivante. Elvire parle de sa retraite dans un couvent. Zerline et Mazetto vont souper, et Leporello annonce qu’il se rend de ce pas à la prochaine hôtellerie pour tâcher de s’y procurer un meilleur maître. Puis nos six personnages, ayant dûment rassuré le public sur leur avenir respectif, sentent le besoin, avant de se séparer, de débiter ensemble une bonne fugue en manière de vaudeville final :

Questo è il fin di chi fa mal,
E dei perfidi la morte
Alla vita è sempre ugual.

Impossible de terminer œuvre plus idéale par une moralité plus terre-à-terre ; mais c’était l’usage du temps, et Mozart est un réformateur trop sensé pour jamais contrevenir à l’usage. Le XVIIIe siècle aimait les sentences, il en mettait volontiers partout. Ensuite le public viennois de cette époque, façonné aux mœurs de l’opéra bouffe italien, voulait absolument voir reparaître dans un ensemble final tous les personnages de l’ouvrage. Homme prudent et circonspect non moins que réformateur très avisé, Mozart avait à cœur de respecter les bienséances, et ce poème de Don Juan contenait assez de révoltes en tout genre pour qu’un auteur se montrât coulant sur la banalité de l’estampille. Déduire d’une si équivoque comédie cette moralité de bonne femme, c’était d’avance protester contre les interprétations dangereuses des jésuites, comme on disait alors, ou des cléricaux, comme nous dirions aujourd’hui. La foule ignore au prix de quels dévorans travaux le génie crée : difficultés du côté de l’esprit, difficultés du côté de la forme ! Mozart gouvernait sa barque à travers les écueils.