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d’abaissement. Quel cœur en 1813 répandit comme un sanglot la navrante affliction que lui causait « la comparaison du peuple allemand avec les autres peuples ? » Qui, après avoir demandé à l’art, à la science, un refuge contre les maux présens, revenait toujours boire à la source amère en s’écriant que tous les biens placés en dehors de l’idée de nationalité ne pouvaient en dernière analyse offrir à l’homme qu’une consolation illusoire, et qui « ne saurait remplacer le mâle orgueil d’appartenir à un pays puissant et respecté ? » Laissons les ignorans et les niais reprocher à Goethe son prétendu détachement des misères nationales de l’époque. Il voyait, jugeait, et, tout en souffrant, réservait ses forces. D’Allemagne telle que nous la comprenons aujourd’hui, il n’y en avait plus. Autriche, Prusse, Bavière, grands et petits duchés, Napoléon avait tout écrasé. La patrie allemande n’existait désormais que dans le cœur de quelques individus héroïques : les Stein, les Gagera, les Varnhagen, pourchassés en Europe, et gardant chacun une parcelle de cette force qui, se rejoignant, se retrouvant, redeviendrait la nation. Goethe fut de ce nombre, avec la différence que les autres étaient des hommes d’action et que lui, conscient de son génie, donnait au poète, au penseur, le pas sur l’homme, qui du reste s’affirma toujours assez pour que Napoléon ne s’y soit pas trompé. De là son calme apparent, cette froideur aristocratique longtemps prise pour de l’égoïsme et qui n’était que la patience des forts.

Il savait aussi bien que le césar français, que l’Allemagne n’avait pas dit encore son dernier mot ; il travaillait en conséquence, étouffant sous l’implacable sérénité du penseur les mornes souffrances du patriote qu’il ressentit à sa manière, ce qui d’ailleurs ressort aujourd’hui clairement de son œuvre, pour peu qu’on sache la lire et la comprendre. Il me semble le voir assister à quelques scènes du drame actuel et reprendre, à propos de tel présomptueux et bruyant personnage, la fameuse scène de l’écolier dans Faust. « Vous êtes assez bien bâti, passablement entreprenant, et pourvu que vous ayez confiance en vous-même, la confiance des autres ne vous manquera pas. Apprenez à conduire les femmes, à leur tâter le pouls, et tout en leur décochant une brûlante œillade laissez couler votre main le long de leurs hanches pour voir comment leur corset les serre ! » Au lieu des femmes, mettez les duchés, et vous avez la scène entre Goethe-Méphisto et le hobereau poméranien. « Il vous plaît, poursuivrait en ricanant le vieux diable allemand et non prussien, il vous plaît de vous comparer à Cavour, et vous ne vous apercevez pas que vous faites exactement ce que lui, Cavour, n’a jamais voulu faire, et que vous sacrifiez le pays au clocher. Cavour faisait entrer le Piémont dans son Italie, tandis que vous, jeune