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ce spectacle, nous à qui il a été donné de lier commerce avec ces souvenirs, ne nous est-il pas bien souvent arrivé d’hésiter et de chercher là comme un vague point de ralliement avec l’esprit moderne ? Comment douter pourtant lorsque l’histoire parle, lorsque dans ce château scrupuleusement restauré sur son pic gigantesque, au pied même de l’estrade où se joua l’étrange drame, c’est le propre descendant des landgraves de Thuringe qui vous le raconte, donnant aux moindres détails de la mise en scène l’irrésistible témoignage d’une tradition de famille ! « Là se tenait Henri d’Ofterdingen, là Walther de Vogelweide ; sur ce trône, dont j’ai de ma main rétabli les sculptures, siégeaient le duc Hermann, mon ancêtre, et sa femme, la duchesse Sophie. » Ici, comme ailleurs, la fable et la science se touchent ; la légende n’est qu’un voile transparent qui ne cache point la vérité, qui l’orne seulement. À cette source féconde et nationale tous les arts sont venus puiser. Que de vers, que de fresques et aussi que de musique n’a pas inspirés le noble récit qu’enveloppe aujourd’hui cette brume de mysticisme particulière à certains sujets prédestinés ! C’est évidemment le côté mystique et légendaire qui d’abord saisit Novalis dans sa romanesque épopée de Henri d’Ofterdingen, œuvre de grâce émue, d’élan vers le merveilleux, presque enfantine, où l’imagination vous apparaît pour ainsi dire à l’état volatil et dépourvue encore de cet esprit de critique et d’analyse que cette exquise nature de poète et de penseur, cherchant à se compléter, empruntera plus tard à l’influence des Tieck et des Schlegel. Quant à la musique, on devine aisément de laquelle je veux parler.

Attacher la fortune de sa carrière au prestige de pareils sujets, — Tannhäuser, Lohengrin, Iseult et Tristan, — était en Allemagne une spéculation fort habile. Au premier rang des qualités qui le distinguent, M. Richard Wagner possède celle de savoir adroitement tourner une difficulté, et par un tour de main faire à l’instant de pauvreté richesse. Comme musicien, personne mieux que lui ne connaît le défaut de sa cuirasse, d’où lui vient cette habitude de passer par-dessus la cotte de mailles d’un héros légendaire quelconque assuré d’avance de la faveur de son public. Les musiciens en général sont gens experts, avisés ; sauf quelques cas, d’ailleurs assez rares, où l’instinct général seul prédomine, — Bellini, par exemple, — j’estime qu’on n’en citerait guère qui n’aient, dans la conduite de leurs intérêts et le gouvernement de leur renommée, fait preuve du sens pratique le plus retors, le plus malin. A force de dérivations exercées sur son imagination, la foule finit par perdre de vue le point principal ; bientôt elle oublie la musique pour ne plus s’occuper que de la théorie, et ce musicien au fond médiocre,