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que les philosophes le disent. Qu’y a-t-il de plus réel cependant que le désir qu’on a de le posséder ? Je ne connais pas de peine plus charmante que de tenir sans cesse mes yeux fixés vers un but si agréable et que de travailler pour l’atteindre ; mais je travaille seule. Tandis que je m’ingénie et que je dresse mes plans, que faites-vous, mon pauvre Martel ? Vous écoutez chanter les oiseaux…

Elle ne put achever. Un effroyable tumulte de voix qui éclata dans l’aile gauche du château couvrit la sienne. C’est là qu’était située la chapelle ; ces cent voix chantaient en chœur. Cela ne ressemblait guère aux gazouillemens de la fauvette ! Ce furent des litanies d’abord, puis un cantique. Les sons de l’orgue accompagnaient cette terrible psalmodie. Les femmes glapissaient, la troupe des enfans piaulait, les hommes faisaient le bourdon. Une voix bien connue du marquis et de sa mère menait le concert comme elle pouvait ; mais, si bien exercée qu’elle fût, cette voix n’en sortait pas moins d’une bouche qui ne se hâtait jamais… Soudain elle ralentit la mesure, et le chœur pieux et sauvage s’arrêta court. Mme de Croix-de-Vie se pâmait de rire. — Pauvre abbé ! disait-elle. Et la gaîté convulsive qui agitait toute sa petite et spirituelle personne l’empêchait de poursuivre. — Oh ! le pauvre abbé ! Il avait si bien arrangé sa fête. J’avais, moi, paré la chapelle. C’était pour le dernier jour du mois de Marie. Tous les gens de Croix-de-Vie sont là. J’avais promis d’assister à la cérémonie.

— Ma mère, dit le marquis, que ne m’avez-vous parlé de cette promesse ?

— Eh ! s’écria-t-elle, je l’ai oubliée. Vous me faisiez compagnie.

— Je vous aurais suivie à la chapelle.

La douairière rougit de dépit et d’abord ne répondit point. Elle s’était promis, elle aussi, une belle soirée, là, côte à côte avec ce fils qui si souvent vivait loin d’elle, et elle avait aussi arrangé sa fête. Chesnel avait raison de dire que l’amitié de son maître pour l’abbé de Gourio rendait Mme de Croix-de-Vie jalouse. Qui conduisait maintenant le marquis à la chapelle, où il n’allait plus depuis un an, si ce n’était la crainte de blesser par son absence ce cher cousin, l’organisateur du concert ? La pauvre douairière offensée songea qu’on n’avait point tant de ménagement pour elle, et si l’ombre avait été moins épaisse. Martel aurait pu voir une larme dans les yeux de sa mère, qui avaient été autrefois de si beaux yeux. Mme de Croix-de-Vie se leva et se dressa de toute sa taille, qui n’allait pas encore bien haut. La colère lui faisait aussi retrouver son alerte tournure du temps jadis. — Soit, dit-elle, il est encore temps de réparer mon oubli. Donnez-moi votre bras.

Ils descendirent les quinze degrés du perron, ils prirent le chemin de la chapelle. Pour y arriver, ils devaient rentrer dans la grande