Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/592

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
588
REVUE DES DEUX MONDES.

— Je ne le peux, je ne le peux, répliqua M. de Bochardière. Que ne soupçonnerait-on pas ici ! Je me fais violence depuis une heure, mille inquiétudes m’assiégent. Ne savez-vous point ce qui m’a fait courir après lui en arrivant au château ?

— Hélas ! fit M. de Gourio, je m’en doute… Vous avez appris…

— J’ai appris que ce Lesneven…

— Silence, fit l’abbé.

Le marquis avait dépouillé la branche de roses de ses épines : il l’offrit lui-même à Violante. — On venait de quitter les jardins et d’entrer dans la grande cour. La calèche des maîtres de Bochardière les attendait. Mme de Croix-de-vie embrassa Violante. — Au moment où la jeune fille allait monter en voiture, le marquis lui présenta la main pour l’y aider ; l’abbé n’avait plus à donner des leçons de courtoisie à son cousin ; celui-ci faisait tout ce qu’il fallait faire.

Violante ne repoussa pas cette main et ne la prit pas non plus ; elle avança le bout des doigts qu’elle retira aussitôt. Ce fut un geste si bien fait que la douairière, ravie d’admiration et réprimant à peine une grande envie de rire, s’approcha de la calèche et voulut embrasser encore une fois sa nouvelle et charmante amie. Martel était immobile. L’abbé sentit qu’on le tirait par sa soutane.

— Monsieur l’abbé, lui dit l’avocat à l’oreille, ce Lesneven est à la tête de tous les mouvemens qui se passent à la ville…

— Ne cesserez-vous pas de prononcer ce nom ? fit l’abbé hors de lui.

— C’est que ce nom n’est point menaçant pour les seuls Croix-de-Vie, reprit M. de Bochardière. On m’a signalé à ce meneur enragé comme un homme à punir ou à craindre. J’ai gagné des procès qui m’ont fait bien des ennemis…

— Monsieur, dit l’abbé, vous allez oublier encore une fois mademoiselle votre fille.

— Mon père ! dit Violante du fond de la calèche. M. de Lescalopier s’inclina devant le marquis ; il fallait prendre congé, il fallait partir. L’avocat baisa la main de la douairière ; c’était bien par habitude, et pour la première fois il ne dévora point du regard cette noble, cette adorable main, en y appuyant ses lèvres ; il n’avait plus qu’une galanterie d’automate, et il ne songeait à rien dans ce moment, pas même à faire sa fille marquise et douairière. Il n’avait point revu Chesnel, il était venu, poussé par la peur et l’ambition, et remportait surtout la peur. Il prit place dans la voiture, elle partit.

Violante salua une dernière fois Mme de Croix-de-Vie. Ses yeux et ceux de Martel se rencontrèrent encore et se défièrent. — Ils se haïssent, pensait l’heureuse et frivole douairière, et de cette pensée