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LES SEPT CROIX-DE-VIE.

pu faire que, né vilain, il ne le restât ; mais en ce moment il ne songeait guère aux richesses surannées de ce musée, dont chaque pièce avait été disposée et placée là comme un symbole. Il était terrassé, vaincu, l’habile homme.

À quoi donc lui avait-il servi de jouer si serré le jeu de la fidélité aux choses mortes, lui dont l’ambition était si vivante ? Il s’était attaché à des épaves, la planche lui manquait, et il roulait au fond de l’eau. Il avait cru devancer le destin, et il perdait contre lui le prix de la course. Le marquis frappé si tôt ! Qui aurait prévu ce coup-là ? Tous les rêves du franc Picard s’en allaient en une noire fumée. On ne devait point voir deux douairières à Croix-de-Vie. Le marquis fou !… Du moins vivait-il encore. Aussi M. Lescalopier de Bochardière, errant dans la chambre, donnait tantôt les signes d’une bruyante affliction, et tantôt s’arrêtait tout court, essuyant du coin de son grand foulard des Indes ses yeux, qui ne pouvaient pourtant pleurer sans cesse ; il remontait sur sa chimère et se reprenait à espérer. La marquise de Croix-de-Vie, qu’on était allé quérir, se tenait au chevet de son fils, à demi blottie dans les lourds rideaux. Un sanglot de temps en temps s’échappait de son sein oppressé par la terreur ; puis le désespoir la frappait du tranchant de son glaive, un tressaillement l’agitait, et le sombre édifice des rideaux tremblait autour d’elle. Chesnel se tenait agenouillé, son chapelet à la main, et priait. Violante était debout, pâle et immobile, près d’une croisée.

Croix-de-Vie dormait. Le médecin, tout bas, avait dit que peut-être il ne s’éveillerait plus. Telle n’avait pas été la fin de ses pères. Un coup d’épée, un coup de feu, du poison, cent balles à la fois, une chute effroyable sur des rochers, voilà pour les cinq premiers Martel, et pour celui-ci l’engourdissement et le sommeil ! Ils avaient vu l’horrible mort face à face ; le destin s’adoucissait en finissant son œuvre, puisque, avant d’abattre sa main sur la dernière victime, il lui fermait les yeux. Croix-de-Vie dormait depuis un jour, une nuit, presque tout un jour encore. On l’avait déposé dans son habit de chasse, botté, éperonné, sur le lit. Toute cette jeunesse, toute cette force, toute cette grandeur, toute cette richesse, n’étaient plus rien qu’une forme insensible. Il dormait comme dort la pierre. Sa tête seule, si belle et si noble, s’était affaissée, moins rigide, sur l’oreiller ; elle roulait accablée dans sa chevelure blonde, comme celle des vieux Celtes dont il descendait. Son visage ainsi s’inclinait doucement vers la lumière du ciel qui entrait par la croisée. Si jamais il devait la revoir, si ses paupières devaient se rouvrir, le premier regard qui en sortirait allait être pour Violante. Ce regard, Violante l’attendait…