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Qu’éprouvait-elle donc ? N’était-ce pas son âme aussi bien que celle de Martel qui demeurait suspendue depuis tant d’heures entre la mort et la vie ? D’où lui venait cette stupeur immobile en face de ce corps inerte ? Elle voyait, elle entendait, et parce qu’il ne vivait plus, elle ne se sentait plus vivre. Quel mystère, quelle force, quel lien avaient soudain uni, enchaîné son être à ce qui n’était plus qu’une image ? Ah ! la force d’une compassion généreuse, le lien de la grandeur morale qu’elle reconnaissait entre elle et celui qu’on pleurait déjà sous ses yeux, le mystère de son cœur, de sa pensée peut-être, ignoré d’elle-même et qui se faisait jour !… La marquise jeta un grand cri ; Martel venait de pousser un soupir. Etait-ce le dernier ? Non, car la sensation de la vie renaissante passa dans le cœur de Mlle de Bachardière. S’approchant de sa fille, M. de Bochardière lui dit alors tout bas : — Violante, il dépend de vous de le sauver, s’il se réveille…

Une seule pensée lui vint : c’est que son père n’abandonnait pas ses projets en face même de ce lit funèbre, et qu’il changeait soudain de politique pour l’y amener malgré elle. Il n’avait pu la séduire, il essayait de la toucher. N’ayant pu intéresser sa vanité, il croyait plus sûr de tenter son cœur. Le marquis étendit un bras et de nouveau soupira. Mme de Croix-de-Vie, éperdue, se pencha sur ce terrible réveil. Chesnel s’était levé. Quelle puissance encore entraîna Violante vers le lit ? Elle accourut, et la marquise lui saisit la main ; toutes deux se mirent à chercher la même espérance, une lueur sur ce pâle visage. Chesnel, debout auprès de Mlle de Bochardière, lui dit : Si vous le voulez, Croix-de-Vie retrouvera la raison.

Pour cette fois, Violante quitta brusquement la main de la marquise et regagna sa place dans l’embrasure de la croisée. « Son salut dépend de moi ! répétait-elle tout bas. Si je le voulais !… » Et pourquoi donc le voudrait-elle ? Qu’était-il survenu depuis la veille de différent et de nouveau dans sa volonté et dans son cœur ? Rien qu’un attendrissement dont elle n’avait point essayé de se défendre, et dont on se hâtait d’abuser. — Sauvez-le ! lui disaient-ils dans l’effarement de leur égoïsme. Pour s’épargner une douleur immense, que lui demandaient-ils ? Oh ! rien, presque rien, le sacrifice de sa jeunesse et de sa vie. L’œuvre serait si belle, la tâche si douce ! Disputer au destin sa proie plus qu’à demi conquise, ramener à la raison un fou qu’elle n’aimait point ! Et que lui importait à elle que cette race des Croix-de-Vie se perpétuât pour rendre témoignage de la grandeur du passé dans le monde ? Elle se mit à songer que celui pour qui l’on implorait si étrangement son dévouement et les semblans au moins de son amour était le seul qui n’en voudrait point. Ne la jugeait-il pas comme on avait pris soin qu’il la jugeât ?