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les trois textes. Cette ressemblance devient encore plus frappante si l’on met en regard l’un de l’autre tel fragment appartenant seulement à deux d’entre eux. Ajoutons que pour le lecteur superficiel et même, jusqu’à un certain point, pour le lecteur attentif, la physionomie morale des trois récits est la même. Ils sont évidemment enfans de la même famille. C’est bien chez tous trois le même genre de chronique populaire, anecdotique, dirigée avant tout par le désir de raconter des faits étonnans ou de redire des paroles portant coup, rédigée sans grand souci des règles de l’art, sans raffinement littéraire ni philosophique. La figure de Jésus est en somme la même dans les trois livres, assez gauchement dessinée, il faut l’avouer ; mais combien cette gaucherie elle-même relève l’inimitable vigueur du dessin, et qu’elle est sainte et belle la réalité qu’elle fait revivre à nos yeux à travers dix-huit siècles ! Plus les écrivains d’une telle histoire sont inférieurs au héros, plus la grandeur certaine de celui-ci ressort de l’éclat dont rayonne son imparfaite image. La doctrine du maître, sa méthode d’enseignement, les principales péripéties de sa carrière publique, ses premiers succès, ses prompts revers, sa fin tragique, tout cela se ressemble et concorde étroitement dans les trois synoptiques. Et quand on les prend ainsi dans leur totalité indivise pour les mettre à côté d’une histoire philosophique gouvernée par un intérêt tout différent, telle que le quatrième Évangile, il saute aux yeux que, par comparaison, ils forment une masse homogène, de même composition, de même couleur, et, si j’ose ainsi dire, de même saveur.

Mais n’allons pas trop loin dans notre affirmation : il en est de cette ressemblance comme de tant d’autres choses, c’est la comparaison, c’est la relation qui détermine les caractères. A côté d’une masse noire, un bloc de neige, un monceau de farine, une touffe de lis représentent également du blanc ; mais supprimez la masse noire, et aussitôt de notables différences quant au genre et à l’éclat de la blancheur vont se manifester entre ces trois objets blancs. De même il n’y a nulle contradiction à dire que les synoptiques, si semblables quand on les compare à d’autres récits évangéliques, ne tardent pas à révéler de très notables différences quand on les prend respectivement pour terme de comparaison.

Citerons-nous des exemples ? Ils abondent. Ainsi il est bien certain qu’un même désir de reproduire des réalités inspire les trois récits, et qu’ils attribuent à Jésus une doctrine au fond identique. Il n’est pas moins vrai cependant que, vus de plus près, le premier est judæo-chrétien de tendance, le troisième porte les couleurs de l’école paulinienne, le second reste intermédiaire, indécis, entre ces deux partis. Tous les trois condamnent l’avarice, la cupidité, le souci passionné des richesses ; mais Luc va jusqu’à l’hostilité contre la