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et des tentations dangereuses. Celui-là est un artiste dans toute la force du terme : il peut se tromper parfois, cela n’est pas douteux ; mais même dans ses erreurs (que je lui ai reprochées, Jason et Médée) j’ai reconnu l’homme convaincu qui a fortement médité son sujet et l’interprète avec une science considérable. Le jour où il se présente devant le public, il n’a rien négligé pour prouver que s’il n’a pas fait un chef-d’œuvre, il a du moins vigoureusement essayé d’en faire un. Certes Œdipe et le Sphinx reste son meilleur tableau, celui dont l’effet fut le plus saisissant et la facture la plus habile ; néanmoins c’est encore M. Moreau qui est le maître de l’exposition, car c’est lui qui a les tendances les meilleures, l’idéal le plus haut, l’amour le plus vif de son art, le désintéressement le plus radical des triomphes éphémères et le dédain le plus manifeste pour les succès de coterie. On dirait qu’en peignant il obéit à une fonction de son organisme. Qu’en adviendra-t-il ? Qu’importe ? Il a produit le tableau qu’il voyait en lui, le reste lui est indifférent. Cela est assez rare pour qu’on s’y arrête, car cela seul explique la force virtuelle qu’on retrouve dans toutes ses compositions et la puissance latente qu’on y peut remarquer.

Il expose cette année deux tableaux, Diomède dévoré par ses chevaux et Orphée. Le premier semble un souvenir de Piranèse, tant l’architecture y a d’ampleur et d’importance. L’écurie de Diomède est une sorte de cirque entouré d’une haute muraille d’où s’élancent de fortes colonnes qui donnent à toute l’ordonnance un aspect d’imposante sévérité ; Hercule vient d’accomplir son travail, du haut des murs il a jeté l’impur roi des Bistones à ses chevaux carnivores ; ils se sont rués sur leur maître, l’ont saisi par le bras, par le cou, le tiennent entre leurs terribles mâchoires suspendu en l’air et commencent leur sanglant repas ; çà et là quelques cadavres blancs comme de l’ivoire servent de pâture à des vautours chenus. Les chevaux, exagérés dans leurs formes trop accentuées, ainsi qu’il convient à des animaux fabuleux, avec leur cou énorme, leurs larges joues, leurs naseaux froncés, leur sabot violent, leurs membres charnus, semblent être les aïeux antédiluviens des admirables chevaux qui marchent pacifiquement sur la frise du Parthénon. Diomède, un peu trop sec de contours peut-être, laisse éclater sur son pâle visage une terreur grimaçante et désespérée. Tout le fond de la composition, tenu dans l’ombre, ombre à la fois transparente et puissante, fait ressortir les blancheurs très habiles des premiers plans. Depuis le ton gris-perle très clair du premier cheval jusqu’aux nuances blafardes des cadavres, l’harmonie est parfaitement complétée par les couleurs chair de Diomède et le plumage blanc des vautours. Il y avait dans ce sujet une tentation bien attrayante pour M. Moreau. Faire combattre Hercule et Diomède