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pied contre pied, épaule contre épaule, quelle occasion de montrer qu’on connaissait sa myologie ! quel plaisir de faire saillir le trapèze, le deltoïde, le grand dentelé, de mettre toute la musculature en mouvement et de faire un tableau qui eût ressemblé à un bas-relief ! C’était facile, c’était vulgaire, et un peintre médiocre n’y aurait pas manqué ; mais M. Moreau est un esprit distingué et qui réfléchit. Il a simplement placé Hercule dans un coin ; assis sur la muraille, il n’agit pas, il regarde, et en effet ce doit être ainsi, car le grand labeur est terminé ; c’est un juge, ce n’est point un bourreau, et celui, dont la massue était en bois d’olivier, le doux héros qu’on invoquait comme protecteur des routes, n’a plus à se mêler à ce châtiment mérité. Il a jeté la bête brute aux animaux féroces, sa mission est accomplie, et il ne reste là que comme témoin pour être bien certain que le coupable n’échappera pas. L’excellente intention de M. Gustave Moreau aura-t-elle été comprise par tout le monde ? Je l’espère, car elle est d’une clarté à ne pouvoir laisser aucun doute. Les peintres sourient volontiers à ces sortes de finesses, ils n’ont point raison, car ce sont elles qui donnent à une œuvre le cachet moral et particulier qui la rend originale.

Lorsque les ménades eurent déchiré et décapité Orphée, qui par ses chants, sa doctrine et ses vers combattait l’orgiasme bachique, la tête du fils de Calliope, du compagnon de Jason, roula dans les flots de l’Hèbre et s’arrêta sur les bords de la mer, suivant une légende, ou, selon une autre, fut portée par les flots jusqu’aux rives de Lesbos ; une jeune fille trouva la tête et la lyre du « premier chantre du monde, » et recueillit pieusement ces saintes dépouilles. C’est là le sujet du second tableau de M. Moreau. Ici encore la composition n’offre aucune ambiguïté, et les personnes qui reprochèrent l’an dernier à M. Moreau de manquer de lucidité dans l’expression de ses idées plastiques doivent être satisfaites aujourd’hui. Sur la lyre qu’elle tient dans ses bras, la jeune fille a posé la tête d’Orphée et la regarde avec une tristesse infinie, en marchant lentement, avec toute sorte de respect et de précaution pour cette relique sacrée. Elle est seule au milieu d’un paysage âpre qu’égaient seulement la sombre verdure et les fruits d’or d’un citronnier ; quelques flaques d’eau s’étalent vers la droite ; à gauche, une sorte d’arcade naturelle formée d’un seul rocher s’élève et sert de piédestal à un groupe de bergers indifférens, qui jouent du chalumeau et paissent leurs chèvres. Qu’importe en effet à l’impassible nature la fin cruelle de celui qui pleurait Eurydice et qui chantait les dieux ? Son cours ne peut pas être interrompu, et la vie circule partout, dans les plantes et dans les êtres. Toute poésie est-elle éteinte à toujours parce qu’Orphée est mort ? Non pas, car voici