Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/875

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Elle haussa les épaules. J’étais piqué, et je voulus lui donner une leçon. L’idée me vint de lui demander de me mener à Paris. Là, pensai-je, elle aura bien occasion d’avoir de la jalousie. — Ellice, lui dis-je, tu n’as pas peur des grandes villes ? De Paris, par exemple ?

— Non.

— Non ? Ni des endroits fort éclairés, comme les boulevards ?

— Ce n’est pas la lumière du jour.

— Très bien. Alors porte-moi au boulevard des Italiens.

Elle jeta sur ma tête un bout de sa longue manche. Aussitôt je me trouvai au milieu d’un brouillard blanchâtre, imprégné d’une odeur de pavots. Tout disparut à la fois, la lumière, le bruit et presque la conscience… A peine sentais-je que je vivais encore, et cette espèce d’anéantissement n’était pas sans douceur. Tout d’un coup le brouillard se dissipa. Ellice retirait sa manche de dessus ma tête, et je voyais au-dessous de moi un grand nombre de vastes édifices, beaucoup de lumière et de mouvement… J’étais à Paris.


XIX

J’étais déjà allé à Paris, et je reconnus aussitôt l’endroit où Ellice m’avait apporté. C’était le jardin des Tuileries avec ses vieux marronniers d’Inde, ses grilles de fer, ses cris de forteresse assiégée et ses zouaves en faction semblables à des bêtes fauves. Nous passâmes devant le palais, devant Saint’Roch, et nous nous arrêtâmes au boulevard des Italiens. Une foule de gens, jeunes et vieux, ouvriers en blouses, femmes en toilette, se pressaient sur les trottoirs. Des restaurans et des cafés dorés à outrance étincelaient de mille feux. Omnibus, fiacres, voitures de toute espèce et de toute apparence se croisaient sur la chaussée. Tout cela brillait, grouillait à ne pas savoir où porter les yeux. Pourtant, chose étrange, je n’étais nullement tenté de quitter mon observatoire aérien, si haut et si pur, pour me mêler à cette fourmilière humaine. Je sentais monter jusqu’à moi une vapeur rouge, chaude, lourde et d’odeur douteuse. On étouffe en pareille cohue. J’hésitais, quand, aigre comme le sifflet d’une locomotive, la voix d’une lorette s’éleva jusqu’à moi. Cette voix devait parler la langue de l’effronterie, et elle me fit l’effet d’une piqûre de vermine. Alors je me représentais un visage de pierre, plat, mafflé, une vraie mine parisienne, des yeux d’usurier, du blanc, du rouge, des cheveux crêpés, un bouquet criard de fleurs artificielles sous un chapeau exigu, des ongles taillés en griffes et une informe crinoline. Je me représentans encore notre ami provincial, homme qui passe pour sérieux, courant après une vilaine poupée à ressorts exposée en vente. Je le vis mystifié et