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s’étend de tous côtés. C’est dans les vallons surtout qu’elle est le plus intense. J’en compte cinq, six, dix nuances distinctes sur les versans des montagnes, et sur cette vaste et monotone étendue c’est le règne mélancolique de la lune. L’air est vif et léger. Je me sens léger moi-même, singulièrement calme et triste tout à la fois.

— Ellice, dis-je, tu dois aimer ce pays ?

— Moi ? je n’aime rien.

— Comment ? pas même moi !

— Ah ! oui, toi, répondit-elle nonchalamment.

Je crus sentir que son bras me serrait avec une force nouvelle. — En avant ! en avant ! s’écria-t-elle avec une sorte d’emportement froid.


XXI

Un cri prolongé comme par roulades retentit inopinément au-dessus de nos têtes et un peu en avant de nous.

— C’est l’arrière-garde des grues en marche vers le nord, me dit Ellice. Joignons-nous à elles, veux-tu ?

— Oui, volons avec les grues.

Treize gros oiseaux de forme élégante, rangés en triangle, s’avançaient rapidement par élans vigoureux, mais renouvelés à d’assez rares intervalles. Étendant leurs ailes bombées, raidissant le col et les pattes, présentant leurs fortes poitrines, ils s’élançaient avec tant d’impétuosité, que l’air sifflait autour d’eux. C’était étrange de voir à cette hauteur, si loin de tout être vivant, cette existence énergique et hardie, cette volonté irrésistible. Sans cesser de fendre l’air, les grues échangeaient de temps en temps quelques cris avec leur camarade à la pointe du triangle, et dans cette conversation à la hauteur des nuages, dans ces cris éclatans, se révélaient la fierté, le sentiment d’une situation grave et la confiance absolue dans leurs forces. — Nous volerons jusqu’au bout malgré la fatigue, se disaient-elles en s’encourageant l’une l’autre. — En ce moment, je me dis qu’en Russie… oui, en Russie, il n’y a que peu d’hommes qui ressemblent à ces oiseaux.

— Maintenant nous volons en Russie, me dit Ellice.

Ce n’était pas la première fois que j’en faisais la remarque : la plupart du temps Ellice connaissait ma pensée. — Veux-tu changer de route ? me demanda-t-elle.

— Changer ?… non, je viens de Paris, porte-moi à Pétersbourg.

— Maintenant ?

— Tout de suite. Seulement couvre-moi de ta manche, de peur du vertige.