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s’enlaçaient autour de mon cou. — Adieu ! adieu pour toujours ! dit-elle d’une voix mourante… Et tout disparut.

Je me levai chancelant comme un homme ivre, et je cherchai longtemps autour de moi, tout en me passant à chaque instant les mains sur le visage. Enfin je me retrouvai sur la route de N… à deux verstes de ma maison. Le soleil était levé lorsque je regagnai mon appartement.

La nuit suivante, j’attendis, et non sans terreur, je l’avoue, l’apparition de mon fantôme ; mais il ne revint plus. Une fois j’allai la nuit sous le vieux chêne, mais je ne vis rien d’extraordinaire. Je ne regrettais guère ces entrevues étranges. Longtemps j’ai médité sur mon aventure ; je m’assurai que la science ne pouvait l’expliquer, et que les légendes et les traditions ne rapportent rien de semblable. Qui était Ellice ? Une apparition, une âme en peine, un malin esprit, un vampire ? Souvent il m’a semblé qu’Ellice était une femme que j’avais connue autrefois… J’ai fait des efforts inouis pour me rappeler où je l’avais vue… Une fois… aujourd’hui, dans ce moment même, je me souviens… Où ?… Non ; tout se confond dans ma mémoire comme dans un songe… Oui ; j’ai longtemps réfléchi là-dessus, et, ce qui ne surprendra personne, je n’en suis pas plus avancé. Demander conseil à mes amis, je n’ai pu m’y décider, de peur de passer pour fou. Enfin je prie le parti de n’y plus songer, et au vrai j’avais bien d’autres affaires en tête… D’un côté est venue l’émancipation avec les arrangemens de propriétés ; d’un autre côté, ma santé est gravement altérée. Je souffre de la poitrine, j’ai des insomnies, une toux sèche. J’ai beaucoup maigri. Mon visage est pâle comme celui d’un mort. Le docteur assure que mon sang est appauvri. Il appelle mon état maladif une anémie. Il m’envoie à Gastein. Mon homme d’affaires jure que sans moi il ne saura s’arranger avec les paysans. Ma foi ! qu’il s’arrange !

Mais que signifient des sons parfaitement distincts, clairs, des sons d’harmonica que j’entends toutes les fois qu’on parle devant moi de la mort de quelqu’un ? Ils deviennent de plus en plus forts, de plus en plus éclatons. Et pourquoi ce frisson si pénible à la seule pensée de l’anéantissement ?…


I. TOURGUENEF.


Traduit par PROSPER MERIMEE.