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LES SEPT CROIX-DE-VIE.

entré dans la chapelle, et une nuit entière il avait prié. — Martel, murmura-t-il, je ne suis plus digne ni de la robe que je porte ni de votre amitié… Et pourtant je serais mort de douleur, si vousmême…

— Pour le moment, c’est inutile, répliqua le marquis en riant ; je suis en vie, bien en vie, je vous jure. Je n’en veux pour preuve que l’invitation que je faisais tout à l’heure à ces braves gens : nous chassons au loup dimanche.

Les paysans riaient sous cape et chuchotaient. Ils avaient remarqué l’absence de M. de Gourio à Bochardière, ils savaient bien que M. l’abbé était un peu couard ; mais ils ne le disaient point, c’était un prêtre. On entrait alors dans la cour du château, le marquis s’avança pour aider sa mère à descendre de la calèche.

— Ma mère, lui dit-il rapidement, moi aussi j’ai souvent manqué de courage, et je suis Croix-de-Vie…

— Ce pauvre abbé n’est que Gourio et Ledignan, je le sais bien, repartit la marquise avec un sourire. Il sera fait comme vous voudrez, mon fils ; nous épargnerons René.

M. de Lescalopier s’était glissé discrètement par l’autre portière. Le marquis commanda qu’on apprêtât un grand repas pour les gens de Croix-de-Vie. Il les salua tous un à un par leur nom selon l’ancien usage, puis il prit le bras de l’abbé. — Venez aux jardins, René, lui dit-il, je veux causer avec vous…

— René, ne soyez pas étonné de ce que je vais vous dire, reprit-il. Je suis las de ma triste mine, mon ami.

— Hélas ! dit naïvement l’abbé, tout le château…

— En est las comme moi-même ; achevez votre pensée. J’ai réfléchi que décidément je n’étais bon à rien qu’à faire le tourment de ceux qui m’aiment depuis trente-trois longues années que je suis au monde.

— Plût à Dieu que vos trente-quatre ans fussent sonnés, mon cousin !

— René, vous savez bien qu’ils ne sonneront point. L’horloge doit se briser auparavant. Ah ! mon ami, si j’en juge par le bruit qu’elle a causé aujourd’hui rien qu’en s’arrêtant, ce sera une heure lamentable. Après tout, il n’y aura pourtant qu’un gentilhomme de moins dans le monde, et le monde n’en ira pas plus mal.

— Martel, s’écria l’abbé, n’avez-vous pas encore…

— La fièvre ? Oui, vraiment, la fièvre de l’action, mon ami, avec une soif ardente d’illusions, de tromperies et de mensonges. Y a-t-il donc rien de plus commun parmi les hommes que la passion de se tromper soi-même ? Eh bien ! cette passion, je l’ai. Elle m’est née d’aujourd’hui même. Ah ! ne vous semble-t-il pas que je me cou-