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LES SEPT CROIX-DE-VIE.

certes jamais on ne vit demi-siècle plus lestement ni mieux porté. Elle avait été si jolie, de cette beauté mièvre, légère, toute mêlée et tissée d’artifices, qui fut le propre du temps où elle était née ! Nul pourtant n’aurait osé dire que la marquise de Croix-de-Vie était une coquette surannée. Et d’abord elle avait toujours été trop solidement vertueuse pour être coquette ; seulement elle avait beau dire toute la première qu’elle était vieille, elle n’en aimait pas moins comme autrefois à vivre avec les joyaux de grand prix et les dentelles, à les caresser de sa main fine. Et puis un doigt de fard n’est pas un crime et ne gâte rien. Le fait est que l’une de ses femmes tenait une boîte de vermeil pleine d’un mystérieux onguent, l’autre une magnifique robe de nuit justement bordée de point d’Alençon, comme le trop fameux lange où l’on avait enveloppé jadis Mlle de Ledignan à son arrivée dans le monde. Ces deux femmes jouissaient auprès de la marquise de Croix-de-Vie de toute sorte de privilèges ; aussi l’une et l’autre s’arrêtèrent en même temps dans leur besogne, stupéfaites, étourdies, à un certain : prenez garde ! accentué d’une voix sèche qu’elles n’avaient jamais entendu.

C’est que, tout en se faisant parer pour la nuit malgré son âge, la marquise venait de songer qu’elle avait un goût commun avec cette belle et fière Violante qui allait bientôt lui appartenir de si près, le goût de la parure, mais qu’elle l’avait d’une autre façon, plus vivante sans doute, et qui avait été plus gracieuse peut-être en son temps… Puis, comme tous les chemins sont bons à la pensée qui tend vers un but unique, l’idée de cette ressemblance et de cette différence la ramenait encore une fois à ses regrets, à ses craintes, à son dépit, à ses angoisses jalouses. Elle se dit qu’il y aurait bientôt d’autres différences entre elle et Violante, et que celles-là ne seraient point à son avantage. cruels et amers retours de la vie ! qui donc avait élevé avec tant de soins, d’amour et de terreurs ce fils qu’une étrangère allait lui ravir, si ce n’était elle, la mère ? Qui donc maintenant allait recueillir les fruits mûrs de tant de tendresses et de peines, si ce n’était Violante ? L’orgueilleuse fille achèverait sans doute de sauver Martel ; mais qui lui avait préparé cette douce et noble tâche ? Et cependant elle en aurait tout l’honneur. Ainsi la douleur, les déchiremens, le long effort de la vraie passion poursuivi dans l’incertitude et les ténèbres de l’avenir où parfois les lueurs du passé glissaient comme des éclairs sinistres, ainsi tout le mauvais lot, le lot funeste, avait été pour la mère !… Tout à coup les pas du marquis résonnèrent à l’étage supérieur. — Laissez-moi, dit brusquement la douairière à ses femmes. — Honteuses et tremblantes, elles se retirèrent.