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LES SEPT CROIX-DE-VIE.

maison, que je n’aurais point voulu continuer par elle. Elle en portera le nom la dernière, libre de le quitter, quand je ne serai plus là, pour un autre qui ne soit pas un nom maudit. Elle sera veuve et ne sera point mère, elle aura encore la douleur et les larmes, elle n’aura pas le désespoir et l’épouvante. Il n’y aura plus après moi dans ce château ni douairière ni orphelin…

Si jamais Croix-de-Vie, abattu par le destin, recouvra l’orgueil de son sang, ce fut à cette heure. Seul entre tous les siens, Martel VI avait trouvé l’accord du cri de sa conscience et de celui de son cœur. Eh bien ! tu vas donc t’éteindre, race affolée ? Et toi, le dernier sorti de ce vieux lit de torture et de pleurs, tu vas pouvoir prendre à la vie, sans souci du lendemain, que tu ne redouteras plus, tout ce qu’il est noble et digne de ton nom de lui prendre !… Il marchait dans la foret, porté sur cette pensée comme sur un flot d’or, le front haut et radieux comme le soleil qui renaissait. Il atteignit la rive de la Sèvre, justement à l’endroit où s’élève cette roche légendaire connue dans la contrée sous le nom de la Chaise de la Marquise. Chesnel lui avait dit que souvent, à la nuit tombante. Violante venait s’y asseoir ; il baisa la pierre où sa main avait dû s’appuyer : il pouvait bien baiser au moins ce qu’elle avait touché et aussi ce qui venait d’elle, comme ce lambeau de mousseline qu’il avait trouvé naguère dans la chênaie. Il se leva et s’avança vers le manoir. Il suivait le chemin parcouru par l’émeute quelques jours auparavant ; ce souvenir le fit songer à Lesneven. pauvre insensé dont elle avait aussi ravi le cœur ! Le marquis fit encore cent pas, et la maison lui apparut ; c’est là qu’elle dormait !

— Loin d’ici ! murmura Martel, et il recula. Il y a des pensées et des images qui font peur, des images qui ont la puissance du feu pour fondre en un moment les résolutions amassées dans le plus ferme cœur, des pensées qu’on reconnaît à leur terrible douceur, qui sont l’ennemi qu’on doit fuir. Le marquis fit un pas encore en arrière, il voulait s’arracher de cette place périlleuse, il le voulait de toutes ses forces, il ne le pouvait si tôt. Violante dormait, le sommeil lui versait l’oubli des fiertés qu’il faut garder, des pudeurs outrées qu’il faut défendre. Son âme, retrouvant sa liberté, se répandait sans crainte et sans déguisement sur son visage. Elle reposait avec la simplicité d’un enfant. Il la voyait plus blanche que lorsqu’elle veillait, couronnée de sa chevelure blonde. Un souffle égal passait sur ses lèvres. Tout à coup cette bouche divine murmurait des mots qui paraissaient sans suite ; il eût été si beau de les saisir Mais Violante dormait sans témoin et devait ainsi dormir toujours. Martel se couvrit le visage de ses mains : il reprit à grands pas le chemin qu’il venait de suivre.