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LES SEPT CROIX-DE-VIE.

point, il avait bien assez du souci que lui donnait sa monture. Il galopait au milieu de ses compagnons ou plutôt derrière. Ceux-ci perçaient les halliers, ouvraient les buissons, faisaient la brèche, et il passait. Jamais l’idée ne lui serait venue d’un si furieux amusement, s’il était demeuré avocat et Picard comme il était né. Les chasseurs dépités faisaient leur devoir de l’éperon et du fouet, la voix du maître des Aubrays, entrecoupée par ce galop frénétique, ne cessait point de se faire entendre. Soudain il lui vint à l’esprit une belle pensée de vengeance, il interpella M. de Bochardière.

— Morbleu ! lui cria-t-il, où donc est le garde-général ? ne l’a-t-on pas invité ?… — Et en disant cela il ricanait. C’était aussi un usage que de convier à ces chasses le garde-général des forêts. Cette fois encore M. de Bochardière ne répondit point. Il n’avait aucun soupçon du bon tour que le maître des Aubrays lui avait joué le mois passé en lançant sur Bochardière les loups de la ville, la populace en démence et Lesneven à sa tête. Et si l’avocat en avait soupçonné quelque chose et le lui eût dit, le gentilhomme n’en eût été qu’aise, car il brûlait de se faire une querelle ; mais tout à coup la trompe de Chesnel sembla se rapprocher. M. de Bochardière, ce jour-là, devait être heureux en toutes choses. La trompe endiablée du vieux chouan sonnait de toute la force de ses poumons énormes. Le loup rusait en mille détours sous le taillis, Chesnel demandait des chiens frais. Le marquis fit halte, et la chasse entière se rassembla autour de lui ; il frémissait d’impatience, tandis qu’on découplait le second relais.

En route ! en route ! la bête débuche. Les paysans, hors d’haleine, arrivent trop tard pour la rembarrer au taillis. Le bois de l’Étendard est dépassé, on perce la forêt de Croix-de-Vie, on galope une heure sous la futaie. Le loup traverse l’avenue du château, la chasse le suit à vue avec de grands cris de triomphe et de joie ; il court tout droit à la rivière, il cherche à regagner son fort d’autrefois, et, serré de trop près, il essaie encore de ruser dans les houx, mais il aperçoit le jour dans les clairières qui bordent l’eau et se détourne. Il va passer devant Bochardière. — Holà ! dit le maître des Aubrays, la Providence est pour les chasseurs qui se doivent marier après la chasse.

Le marquis avait-il prévu cette faveur de la Providence ? ou bien était-ce Chesnel ? Il y avait un relais de chiens sous les murs mêmes du manoir. — Violante était à sa croisée. — Les deux jeunes gens ne s’étaient pas vus depuis la délicieuse et solennelle journée, depuis l’aveu sous la chênaie après la fuite do Lesneven, depuis dix longs jours que d’un même accord ils n’avaient pas voulu abréger d’une heure. Il ne fallait pas gâter par des choses communes la première fleur d’un amour si différent des amours ordinaires. Violante