Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/949

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
945
LES SEPT CROIX-DE-VIE.

folie de son père, qui, la connaissant si bien, s’imaginait encore qu’elle allait prendre plaisir à jouer à la châtelaine et à la marquise. Cette pensée lui lit venir au front ce pli qu’il trouvait si maussade et qu’il lui avait reproché si souvent.

Non, son père ne la connaissait pas ; Mme de Croix-de-Vie, qui lui appliquait sans doute la légèreté ordinaire de ses jugeniens, la connaissait bien moins encore. Ils ne savaient, ni l’un ni l’autre, les dispositions qu’elle allait apporter dans cette somptueuse demeure où elle devait régner dès le soir même. Ils ignoraient que Croix-de-Vie n’avait pas trouvé plus que Bochardière de grâce à ses yeux, que ce château quasi royal lui faisait horreur, qu’elle le haïssait comme la maison de l’égarement, comme le champ même du péril ; ils ne soupçonnaient point l’ennemi qui allait y entrer avec elle ; ils ne se doutaient pas qu’elle avait juré guerre et vengeance à ces vieux murs qui parlaient du passé, à ces salles orgueilleuses et désolées, à ces galeries magnifiques et funestes, à ce luxe, à cette gloire, à cette richesse ; ils ne devinaient point ses projets. Martel ! ces projets étaient ceux d’un dévouement presque maternel et d’une amitié virile mêlée à un grand amour. Violante murmura ce nom plusieurs fois : Martel, Martel ; on eût dit qu’elle s’étudiait à le prononcer avec un de ces accens vainqueurs auxquels on ne résiste point. Celui qui le portait ne devait plus appartenir ni à la légende, ni aux traditions de sa race, ni à ses propres souvenirs, ni à rien de ce qu’il aimait, croyait ou redoutait auparavant ; détaché de tous les autres liens, il ne devait plus être qu’à elle.

Pourquoi dans ce moment même une pensée soudaine vint-elle la troubler ? Elle songeait à Lesneven. Chesnel, le jour précédent, lui avait appris que le jeune homme avait enfin quitté sa retraite de Sainte-Marie, et qu’on avait perdu ses traces. Elle respirait donc mieux depuis la veille et contemplait plus librement le ciel du bonheur naissant, débarrassé enfin de cette ombre importune. Lesneven pourtant avait été la cause de ce qui arrivait ; elle n’oubliait pas que sa présence avait déchiré comme la foudre les nuages qui s’élevaient entre elle et M. de Croix-de-Vie, et que jamais peut-être ils ne se seraient dissipés sans ce nouveau coup du destin. Alors elle se souvint du jour où elle avait vu Martel pour la première fois. Il y avait trois ans déjà, c’était à la messe du dimanche ; le marquis, agenouillé comme ses paysans sur les dalles, priait avec une ferveur étrange. Elle l’avait remarqué en entrant, elle le regardait, si jeune encore, avec sa grande taille et ses traits puissans, abîmé dans cette extase. Il lui avait toujours semblé que ceux qui sont forts ont plus de mérite à cet abaissement de l’âme qui s’appelle la prière ; elle le sentait bien toute la première, quoiqu’elle n’eût de force que dans l’âme. Et quand, au sortir de la