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lieux que vous n’aimez point. Songiez-vous que vous en êtes à présent la reine ?

— Non vraiment, répliqua-t-elle presque à voix basse en secouant la tête, j’étais, je l’avoue, à mille lieues de ma royauté.

— Oh ! fit-il en souriant, ne permettez pas à votre pensée d’aller si loin ; ne me reprenez pas si vite ce que vous m’avez donné depuis si peu de temps encore. Restez ici avec moi tout entière. Il y a de plus gais compagnons, je le sais, et aussi de plus aimables demeures ; mais vous avez choisi Croix-de-Vie et son maître maussade. Vous les avez choisis librement tous les deux.

— Librement, dit-elle.

— Si le maître jamais pouvait vous déplaire, reprit Martel, avertissez-le, il se corrigera sur l’heure ; si c’est le logis, levez un doigt…

— Et sur l’heure aussi tout y sera changé, interrompit-elle. Oh ! je vous remercie.

Elle le regardait à travers son voile tandis qu’il parlait. Il souriait toujours, mais sans doute il n’espérait point lui cacher la fatigue de ce sourire. Elle pensa que ce qu’elle avait rêvé surtout de changer à Croix-de-Vie, c’était lui-même, et elle eut envie de le lui dire ; mais elle n’osait.

— Violante, ne voulez-vous pas relever ce voile ?

— Je le veux bien, dit-elle simplement.

Et elle obéit à sa prière.

— Vous êtes belle ! s’écria-t-il en lui saisissant les deux mains, puis, les retenant dans les siennes, il se prit à la contempler avec une ivresse insensée. Tout le langage de la passion, que jamais il n’avait parlé, lui montait aux lèvres comme un flot brûlant qui jamais aussi, jamais ne devait en sortir. Son âme et son cœur, son désespoir et sa faiblesse se trahissaient dans un seul mot ; il répétait : Vous êtes belle !

Mais elle dégagea vivement ses mains, qu’il tenait captives ; il lui avait semblé entendre encore retentir dans la forêt la voix de Lesneven et son hardi salut à Mme la marquise de Croix-de-Vie. En même temps elle aperçut la douairière qui descendait les marches du grand perron. Martel, lui, n’entendait, ne voyait rien. — Votre mère vient à nous, lui dit-elle.

Ce n’était pas là le mot juste. La douairière ne venait point, elle accourait plutôt. Violante vit aussi son père ; M. de Bochardière apparut après Mme de Croix-de-Vie sur le perron et en descendit les marches à son tour. Il la suivait, mais de bien loin, et vraiment il ne cherchait pas à la rejoindre. Il était tombé comme la foudre au milieu d’un entretien de la marquise et de Chesnel, il avait été