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place dans nos pensées pour les chimères, dans nos paroles pour la déclamation. Nous avons pris acte des choses telles qu’elles sont. Est-ce un fait, oui ou non, que la Prusse ait mis dans la dernière campagne sept cent mille hommes sous les armes? Est-ce un fait, oui ou non, que lorsqu’elle aura la direction de l’Allemagne septentrionale, elle sera capable de commencer une campagne avec plus d’un million d’hommes ? Est-ce un fait, oui ou non, que l’armée prussienne vient de révéler en ses chefs des qualités d’initiative et de science stratégique, dans les rangs des soldats une intelligence, un moral, une discipline, une solidité, qui commandent le respect à tous ceux qui comprennent ce que c’est que la force, la vertu et le talent militaire? Qui dira que la France peut assister à une pareille révélation avec un paresseux dédain, avec une indifférence imprévoyante? Tout ce que nous aimons de la France, tout ce qui en elle est digne d’admiration serait en péril le jour où notre force militaire cesserait d’être au moins l’égale de la première force militaire existant en Europe. Sur ce point, notre vigilance, notre émulation, notre application, ne peuvent s’endormir un seul jour. C’est en nous, rien qu’en nous que nous devons établir et maintenir sans relâche les garanties de notre sécurité extérieure. Il serait donc insensé et criminel de prétendre qu’en face de ce qui se passe en Allemagne la France n’ait rien à faire. Sans doute, c’est pour un grand nombre d’esprits, et nous l’avouons pour nous-mêmes, une pénible surprise que cette nécessité qui vient à l’improviste réveiller la sollicitude patriotique à l’endroit des choses militaires. Nous étions accoutumés à avoir meilleure idée de l’état de l’Europe; nous espérions que les soucis et les précautions militaires y devraient tenir de jour en jour moins de place : que peuvent des théories et des vœux contre les événemens et la force des choses? Les états de notre continent sont encore dans une situation complexe et grosse de nécessités contradictoires. Les questions d’organisation intérieure suivant les lois de la liberté moderne ne sont encore résolues nulle part d’une façon durable. Nous sommes convaincus que si la liberté était organisée partout en Europe ou du moins chez les grands peuples appelés à diriger notre civilisation, les intérêts de sécurité internationale seraient fixés pour tout le monde ; l’arbitrage pacifique serait l’organe unique de la liberté appliquée aux relations des peuples; les grands établissemens militaires n’auraient plus de raison d’être, et les élémens civils, comme il nous est déjà donné de l’entrevoir aux États-Unis, finiraient par suffire aux garanties défensives de l’indépendance des nations. Ce n’est point la faute des libéraux constans de l’Europe, si cet idéal est loin encore d’être conforme à l’état des faits. Les principes de la politique intérieure des états européens n’étant point encore assis sur la liberté et sur le gouvernement des peuples par les peuples, les relations internationales demeurent placées sous la vieille loi, la loi d’ancien régime, la loi d’arbitraire, de ruse et. de violence, qu’on appelle depuis des siècles la balance des forces ou l’é-