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Vie, que Mme des Aubrays, sa mère, n’avait pas craint de lui faire porter après la mort du chevalier son mari, Siochan des Aubrays était enveloppé dans une longue robe de chambre de bure brune qui ressemblait à une jupe de femme. Revenu de sa frayeur, il se mit à se lamenter avec des paroles sans suite. Il avait de grands traits, l’œil bleu largement ouvert, mais voilé d’un brouillard stupide. Le bizarre accoutrement dont on l’avait affublé ajoutait encore au sinistre effet de ces plaintes à peine articulées qui sortaient de sa bouche ; les pauvres d’esprit sont tenus en jupe toute leur vie dans ces contrées. Siochan avait aussi une magnifique chevelure blonde qui, n’ayant pas été touchée par le ciseau depuis longtemps, retombait en longues boucles dorées sur ses épaules amaigries. Ces grands traits, ces yeux bleus, ces cheveux blonds, autant de signes connus à vingt lieues à la ronde. Siochan se plaignait encore, il cherchait autour de lui, d’un regard effaré, un objet qu’il ne voyait point, et il recommençait à gémir. — Que voulez-vous ? lui dit sa gardienne.

— Dieudonné ! dit-il.

— Oui, mordieu ! c’est mon nom ! fit le maître des Aubrays, un nom qui ne vous irait guère, car si quelqu’un vous a envoyé dans le monde, ce n’est pas le bon Dieu, c’est bien le diable.

— Dieudonné ! reprit le fou, pardonnez-moi, la fenêtre n’est pas assez haute.

— Sa manie l’a repris ce matin. Il voulait se jeter par cette fenêtre, dit la servante.

— Non, murmura-t-il, je ne me tuerais point. Le maître des Aubrays s’assit, morne et dévorant son cœur, sur un escabeau boiteux qui formait, avec le lit et le fauteuil du malade, le seul ameublement de cette misérable chambre. La détresse et le déshonneur, voilà donc quels étaient les hôtes du logis. Il considérait tour à tour d’un œil brûlant le dénùment qui l’entourait et le malheureux égaré, le fils de la honte que sa manie venait de reprendre.

Cette sombre manie que Siochan avait héritée de la galanterie de sa mère n’était pas moins reconnaissable que sa chevelure blonde et ses yeux bleus : elle était aussi un signe ; mais ce signe là, personne pouvait-il se vanter de l’avoir jamais vu de ses yeux dans le cadet des Aubrays ? Si l’on savait qu’il était fou, on ignorait au moins de quelle folie, tant son aîné le tenait exactement renfermé. Cette fenêtre venait de s’ouvrir pour la première fois depuis deux ans. Deux ans ! Siochan des Aubrays en avait trente-cinq, dix-huit mois de plus que Martel VI de Croix-de-Vie. Il avait trente-trois ans tout juste lorsque la fatalité lui avait posé sur le front sa grille sanglante, afin de témoigner qu’elle le reconnaissait bien pour être