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LES SEPT CROIX-DE-VIE.

— Dites pour l’ennemi ! interrompit Lesneven.

— Pour l’ennemi donc qui vous a prêté son toit, continua presque tranquillement le gentilhomme. Je vous ai rencontré un jour dans la forêt de Croix-de-Vie, vous vous y seriez fait tuer par Chesnel ; le vieux chouan en a mis bien d’autres que vous par terre. Eh ! ce n’était pas notre première rencontre. Vous vous souvenez bien de l’auberge au bord de la Sèvre. Nous sommes ennemis, morbleu ! je ne l’oublie point. Les vôtres me feraient bien encore couper la tête, s’ils le pouvaient.

À ce moment, un cri aigu, déchirant, remplit la maison, traversa la cour. L’insensé qui était là-haut avait juré de faire damner ce jour-là son frère et sa gardienne.

— Encore ces cris ! dit Lesneven en pâlissant. Ils me glacent, ils me font horreur ; ils ont pris depuis hier un accent terrible.

— Quoi ! fit le maître des Aubrays, c’est mon frère. Ne savez-vous pas qu’il est fou ?… Et si je vous disais que ces cris sont pour vous le gage de l’espérance ?

— Si vous raillez, dit Lesneven, je vous plains.

— Et si ces cris vous annonçaient que le marquis de Croix-de-Vie perdra la raison à son tour comme mon frère, malgré la marquise Violante elle-même, et que la jeune marquise bientôt sera libre ?…

— Je ne vous comprends pas, répondit le jeune homme. Adieu.

Il s’éloignait. Le maître des Aubrays demeurait immobile. Un effroyable combat se livrait dans son âme orgueilleuse et frénétique. L’orgueil fléchissait pourtant, les pensées de vengeance l’emportaient sur tout le reste ; coûte que coûte, il voulait garder cet hôte précieux : en disant tout, il le pouvait, car Lesneven, frappé par cette fatalité implacable qui poursuivait les Croix-de-Vie jusque dans leurs fautes, leurs galanteries, leurs péchés de jeunesse, et voyant devant ses yeux Violante bientôt libre, Lesneven alors devait rester.

— Monsieur de Lesneven, cria le maître, bien que républicain, vous êtes gentilhomme.

— Je vous ai dit que mon père l’était, répliqua Lesneven, moi je suis un homme.

— Eh bien ! fit l’intraitable gentillâtre, allez au diable !

Il n’était point d’humeur à mettre à nu le déshonneur de sa famille devant un homme, et d’ailleurs il avait fait le serment que personne ne connaîtrait jamais l’espèce de folie de son cadet.

Lesneven avait disparu, et avec lui tous les projets dont il devait être le nœud, toutes les espérances vengeresses dont sa présence en ce logis était l’âme. Le maître des Aubrays se mit à errer dans la cour ; il s’arrêta devant la croisée du fou, montrant le poing, les