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LES SEPT CROIX-DE-VIE.

au sol de ces bois. Le vaisseau qui eût dû l’emporter en Amérique avait gagné maintenant la pleine mer. Pour lui, il ne se souciait guère de trouver un nouvel asile dans la contrée ; il attendait le lendemain, la soirée prochaine, l’heure suivante peut-être qui devait lui rendre la force et la raison, et il se flattait de partir dès qu’il en serait le maître. Il venait de reprendre le chemin qui conduisait du château à la Sèvre, lorsqu’il avait reconnu de loin Violante à travers les feuilles dans l’avenue, et, la suivant du fond de la chênaie, il était arrivé près de cette croix de pierre. Elle s’était assise sur ces degrés, et depuis un long moment il se tenait devant elle. Il considérait avec une stupeur profonde cette douleur insensible à tout dont elle semblait atteinte. Il ne voyait point son visage, qu’elle cachait entre ses mains, et pourtant il devinait qu’elle pleurait. Il cherchait la cause de cet accablement et de ces larmes, d’étranges pensées se levaient autour de lui, et il ne se serait jamais lassé de contempler et d’épier la jeune femme qui soupçonnait si peu sa présence ; mais Magnus gronda soudain et le trahit.

— Qui se fût attendu, dit Lesneven en se découvrant, à rencontrer Mme la marquise de Croix-de-Vie assise sur cette pierre sans souci du froid et de la pluie qui tombe ?…

Et il s’arrêta ; maintenant il pouvait voir le visage de la jeune femme, et il oubliait tout au monde. Violante s’était levée ; s’appuyant d’une main sur la tête de Magnus, elle s’accrocha de l’autre main à la traverse de la croix, car elle se sentait encore bien faible, et n’osait essayer de reprendre sa route vers le château.

— Les forces vous manquent, lui dit Lesneven. Vous n’avez d’autre pensée que de me fuir ; mais il vous faut bien demeurer un moment. Oh ! votre gardien ordinaire est là près de vous. Et d’ailleurs que craignez-vous de moi ?

— Je dois tout craindre, dit Violante avec effort. Je m’étais trop hâtée de vous bien juger la première fois que je vous ai vu…

— Et la seconde fois ? interrompit Lesneven. C’est à celle-là qu’il faut songer. C’était auprès des charmilles de Bochardière, vous vous en souvenez, madame ; la seconde fois vous m’avez condamné.

— Je ne pensais pas alors que votre folie serait durable, reprit Violante avec plus de fermeté et sans s’arrêter aux derniers mots du jeune homme. Je ne pensais pas qu’au mépris de toute raison et de toute délicatesse vous me réduiriez à ne plus oser sortir de ma maison. Si je suis seule ici aujourd’hui, c’est que j’avais un moment oublié que votre présence est pour moi une menace éternelle.

— La vôtre est pour moi un tourment sans nom et une joie céleste, s’écria-t-il. Avant de vous voir, qu’avais-je donc aimé ?