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sur la cour et la maison ; tous eurent à la fois la même pensée : c’est que le château et le domaine n’avaient plus de maître et que la fin des Croix-de-Vie était arrivée. — C’est le dernier, dirent-ils.

L’abbé de Gourio sortait de la chapelle. À la vue de ces trois personnes qui s’avançaient, des vêtemens ruisselans de Violante, de la mine sombre de Chesnel, de Martel chancelant, la tête nue, il sentit lui-même que la terre se dérobait sous ses pas. La même épouvante sacrée qui l’avait déjà saisi, trois mois auparavant, à la nouvelle que Martel VI dormait, dans le manoir de Bochardière, d’un sommeil semblable à la mort, s’empara de nouveau de son faible cœur. Cette fois encore, comme l’autre fois, le gentilhomme fit honte au prêtre de son peu de courage, et le prêtre essaya de faire son devoir. M, de Gourio s’avança ; mais la nature demeura la plus forte ou la plus lâche, l’abbé se sentait défaillir ; il rentra dans la chapelle en se couvrant le visage de ses mains.

La marquise douairière de Croix-de-Vie, veuve de Martel V, mère de Martel VI, descendait gaîment le grand escalier du château en compagnie de son voisin de Bochardière. Martel, Violante et Chesnel entraient sous le vestibule. La douairière jeta un grand cri et s’élança vers son fils. Le marquis la saisit par les bras.

— Qu’est-ce que la vie ? lui dit-il. On soutient que c’est un présent de Dieu ; le beau présent ! Qu’est-ce que Dieu ? L’ennemi de ma maison et le mien. La vie n’est qu’un peu de sang dans nos veines. En l’en faisant sortir, à qui nuisons-nous ? À ceux qui nous aiment ? Mon père s’est brisé la tête sur les roches de la rivière, ma mère ne s’en souvient pas.

— Martel ! s’écria Violante, Martel !

— Mon fils ! murmura la douairière en s’affaissant sur les dalles.

— Il y a des malheureux qui ont des enfans ! reprit le marquis en éclatant de rire. Je n’en ai pas, moi, je n’en ai pas. Plus de Croix-de-Vie, race maudite ! Je suis le dernier, le dernier !

Paul Perret.


(La dernière partie au prochain n°).